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Rendre vraisemblable un monde surnaturel

Les termes en italique sont propres à ce site. Vous trouverez leurs définitions dans le glossaire.

Les films d’animation et la bande dessinée sont des laboratoires du vraisemblable. Ils permettent de pousser les limites du réel et des vérités qu’un agent narrateur croit pouvoir en déduire.

Sur ce site, l’entité productrice d’une narration (agent narrateur) applique des facteurs narratifs à des outils narratifs (par exemple un monde) dans le but de remplir des fonctions narratives (adhésion, cognition, émotions).

Dans Ratatouille, le facteur vraisemblable est mis en jeu dans le but de nous émouvoir et de nous interpeller sur le destin de deux protagonistes hors normes dans leurs mondes respectifs.

1. Un Monde de l’intrigue réaliste

L’intrigue du film est située dans un monde foncièrement semblable à celui que nous connaissons : un coin de campagne française, Paris dans les années 50-60, des égouts tels qu’on peut les visiter aujourd’hui dans la capitale.

Le réalisme est renforcé par un grand nombre de détails spécifiques qui témoignent d’un méticuleux travail de recherche de la part des auteur∙rice∙s (par ex. : les brulures sur les bras des cuisiniers.)

Les éléments constitutifs du monde de l’intrigue peuvent ne jouer aucun rôle dans l’intrigue (ils appartiennent alors au discours descriptif de l’œuvre), ou au contraire contribuer à ses évènements. Dans le film, c’est le cas par exemple de la circulation des voitures dans les rues de Paris, un obstacle auquel les protagonistes sont directement confrontés.

Les klaxons hurlent. Rémy se retourne pour voir un énorme MUR DE CIRCULATION foncer sur lui. Il plonge sur le côté, tandis que les voitures passent en trombe. Les roues crissent et les lumières clignotent dans toutes les directions. Il s’élance follement pour se dégager de leur chemin et parvient finalement à atteindre le bord du trottoir ❬extrait du script❭

Conformément à la terminologie utilisée sur ce site, l’ajout de détails significatifs relève de l’application du facteur réalisme.

Le facteur vraisemblance, quant à lui,n’intervient pas au niveau de l’intrigue, car les auteur∙rice∙s n’ont pas repoussé les limites de la vérité dans ce monde réaliste, aucun élément surnaturel n’a été ajouté.

Ce facteur est cependant appliqué au récit.

2. Un monde de l’intrigue réaliste vu à travers le prisme des agents narrateurs

L’élément « surnaturel » du récit est principalement le fait qu’il se présente sous la forme de dessins, ou d’images de synthèse, animés.

La représentation graphique permet d’adapter la réalité du monde décrit à la vision de l’artiste sans jamais le rendre irréel. Les limites de la vérité sont repoussées, mais le monde de l’intrigue reste vraisemblable. Le pacte d’adhésion est respecté.

Ainsi, à travers le style du dessin, le Paris réaliste des années 50-60 devient une vision pittoresque, colorée, exotique et surprend par certains détails insolites ou parfois anachroniques, notamment :

  • Des rues remplies exclusivement de 2CV ou de camionnettes Citroën DS.
  • A ces véhicules typiques des années soixante viennent s’ajouter d’autres véhicules plus modernes.
  • Le vieux poste de télévision des années soixante fait chambre commune avec les tests d’ADN.
  • Certains traits et expressions des personnages sont amplifiés, les corps sont élastiques.
  • Les couleurs douces et automnales contribuent à une vision nostalgique et idéalisée de la « Ville lumière ».

Ces partis-pris sémantiques et esthétiques constituent la contribution principale des agents narrateurs visuels du film (directrice de la photographie, dessinateurs, réalisateur, etc.)

3. Monde du protagoniste : des rats d’égouts doués de capacités surnaturelles

Le monde d’un des protagonistes, le rat Remy, n’est pas conforme à la réalité des rats d’égouts. Ces habitants disposent de capacités que n’ont pas les rongeurs à longues queues que nous apercevons parfois dans nos villes :

  1. Remy nous parle (en voix off). Les rats se parlent.
  2. Rémy a un don particulier :  il reconnaît les odeurs (même celui du poison) et les saveurs de ses aliments. Son palet est sophistiqué.
  3. Remy sait lire et il comprend le langage des humains. Il vient souvent dans la cuisine d’une vieille dame pour lire le livre de cuisine du chef Gusteau et regarder la télévision.
  4. Les rats sont capables de construire des embarcations de fortune pour assurer leur fuite en cas de danger.
  5. Remy communique avec la photographie de Gusteau. Le chef, décédé, lui parle de l’au-delà…

Les lieux dans lesquels ils se trouvent sont réels, ils appartiennent au monde de l’intrigue. C’est ce que les rats sont capables de faire qui ajoute une dimension irrationnelle et donne à l’œuvre son caractère de « réalisme magique ».

Le facteur vraisemblance est appliqué aux éléments irréels dans le but d’assurer l’accomplissement des fonctions narratives. Nous devons « croire » en cette « magie », ou du moins l’accepter, elle doit nous émouvoir et nous faire réfléchir.

Pour être acceptées, les capacités surnaturelles des personnages doivent contribuer aux valeurs qui régissent le monde dans lequel elles s’exercent. Elles provoquent des effets qui s’inscrivent dans le rapport des forces en présence dans ce monde, sa logique.

Même s’il n’est pas réel, un monde qui génère au moins un effet spécifique constant, prévisible, conforme à au moins une valeur, est un monde crédible.

Si cette valeur est similaire ou comparable à une valeur du monde de l’agent récepteur, alors le récit aura d’autant plus la faculté de l’émouvoir ou de le faire réfléchir.

➤ Les rats se parlent. Facteur vraisemblance : ils ont donc une conscience (valeur). La science a mis en évidence le rôle du langage dans l’émergence de la conscience supérieure chez les êtres humains. Les rats savent qui ils sont, ce qu’ils veulent (valeur) et à quel groupe ils appartiennent (valeur).

« Quel est mon problème ? Tout d’abord… je suis un rat, ce qui veut dire que la vie n’est pas simple « .

Comme nous, les rats tentent de survivre dans un monde plein de dangers. La pression sociale les rend conformistes, le quotidien, routiniers. Ils sont solidaires lorsqu’un danger menace l’existence du groupe. Ils nous (agents récepteurs du film) ressemblent, nous pouvons entrer en empathie avec eux (fonctions émotions et cognition).

➤ Remy et la nourriture, un don inhabituel pour son espèce. Facteur vraisemblance : Il se sent incompris, rejeté, comme tout être humain « différent » (fonction émotions et cognition) Son père se montre dédaigneux (l’héritage paternel est l’un des thèmes du film).

➤ Remy sait lire. Facteur vraisemblance : cette capacité, un avantage par rapport aux autres, a toutes les chances d’être jalousée et/ou rejetée. Remy tient secret cette compétence, ne la révélant qu’à son frère en qui il a confiance. Sa situation nous fait réfléchir sur l’immobilisme (valeur) de la société, incapable de reconnaître et d’utiliser les aptitudes individuelles.

➤ Les bateaux des rats. Facteur vraisemblance : ils sont fabriqués de matériaux pêchés dans les dépotoirs de leur quotidien. Les rats « prennent » (valeur) ils ne « fabriquent » rien (valeur). Remy, à la différence de ses pairs, veut préparer ses mets.

➤ Remy parle à Gusteau. Facteur vraisemblance : Le chef n’est pas qu’un simple fantôme, il est l’incarnation de la conscience de Remy (pas seulement le « fruit de son imagination »). Gusteau lui dit tout haut ce qu’il pensait tout bas et l’encourage à faire ce qu’il était tenté de faire sans en avoir le courage. Cette relation nous fait réfléchir sur nos propres blocages psychologiques.

Le facteur vraisemblance a mis en évidence la part de vérité abstraite contenue dans les éléments du monde irréeldu protagoniste.

4. Gérer la rencontre du monde de l’intrigue et du monde du protagoniste

Lorsqu’un monde réaliste et un monde surnaturel sont réunis, le facteur vraisemblance participe à la crédibilité de la viabilité de ce rapprochement. Il nous permet également d’être émus par cette cohabitation et de lui donner du sens.

Exemple d’application du facteur vraisemblance : nécessité de limiter ce que la magie du monde de Rémy peut accomplir dans le monde réel du jeune héritier Linguini.

Dans le monde de l’intrigue, seuls les objectifs de Remy sont irréels (par ex. améliorer la soupe de Linguini). Leur accomplissement tient compte des conditions physiques du monde réaliste (par ex. l’utilisation des ustensiles de cuisine pour accéder au sommet de la casserole de soupe).

L’agent narrateur applique le facteur vraisemblance aux objectifs et aux actions que les personnages entreprennent pour les atteindre.

Les difficultés et défis auxquels les protagonistes sont confrontés nous les rendent sympathiques. Remy fait preuve de beaucoup d’ingéniosité et de persévérance pour survivre dans ce monde périlleux pour lui.

Exemple d’application du facteur vraisemblance : le monde réaliste dicte également ses valeurs à l’intrigue.

Dans la réalité, il est fort probable que lorsqu’un être humain constate la présence d’un rat, il réagisse nerveusement et veuille s’en débarrasser. Cet obstacle, conséquence d’une valeur humaine prédominante (les rats sont repoussants), se présente dans plusieurs scènes du film.

Ce rapport de force en présence dans le monde de l’intrigue incite Remy à trouver un être bienveillant parmi les êtres humains. Il fait équipe avec un outsider comme lui.

Exemple d’application du facteur vraisemblance à la relation de type « odd couple » entre deux protagonistes de mondes différents.

La séquence de la rencontre avec Linguini consiste à établir les motivations des deux protagonistes : pourquoi Remy et Linguini se feraient-ils confiance ?

Pour répondre à cette question de façon satisfaisante, il suffit de créer des besoins. La nécessité est mère d’industrie :

  • Linguini, un jeune homme maladroit et incompétent, renverse accidentellement de la soupe. Il tente de rattraper le coup en rajoutant des ingrédients au hasard. La soupe est immangeable, il risque de perdre son emploi. Rémy rajoute secrètement d’autres ingrédients et obtient un mets apprécié de tous. Linguini sauve son emploi.
  • Mais le chef Skinner a des doutes et demande à Linguini de reproduire sa soupe. Linguini va donc avoir besoin de l’aide de Remy.
  • Et Remy constate que Linguini peut l’aider à satisfaire sa vocation de cuisinier.
  • Exemple d’application du facteur vraisemblance : Remy doit pouvoir collaborer avec Linguini sans que les autres êtres humains remarquent sa présence dans la cuisine.
  • Remy se cache dans les vêtements de Linguini, mais le jeune homme est mordu et griffé par le rat (réalisme de la situation). Leur relation et le rêve de Remy sont en sursis.
  • Une solution est trouvée pour rendre possible la présence de Rémy dans la cuisine : il se cache sous la toque de Linguini.

Exemple d’application du facteur vraisemblance : Remy et Linguini doivent pouvoir communiquer.

  • Remy ne parle pas « humain ». Cette règle du monde de Remy renforce le contraste entre le monde « magique » des rats et le monde réaliste de Linguini (obstacle).
  • Remy peut répondre aux questions de Linguini en hochant la tête. Il y a incursion de la « magie » du monde des rats dans celui de Linguini. C’est une exception au réalisme du monde de l’intrigue.
  • Les hochements de tête sont inefficaces lorsque Remy est caché dans la toque de Linguini. Une autre solution doit être trouvée. Il découvre qu’en tirant les cheveux de Linguini il peut diriger ses gestes à la manière d’un marionnettiste. C’est une autre incursion de « magie » dans le monde réaliste de l’intrigue.

A la page quarante du script (116 pages en tout) les deux mondes sont compatibles. Malgré quelques ratés inévitables (par ex. : une crêpe qui passe la fenêtre) les deux protagonistes peuvent collaborer pour atteindre leurs objectifs personnels.

L’intrigue bifurque ensuite sur la question de l’héritage de Gusteau jusqu’au moment où, quelques séquences plus tard, Linguini devient le chef du restaurant.

Le développement naturel, attendu de l’intrigue, est la découverte de la présence et du rôle de Remy par les congénères de Linguini. Il est improbable que ce secret ne soit pas découvert un jour, le facteur vraisemblance entre en jeu

La réaction des autres cuisiniers suit la logique de leur monde réel :

Pendant un instant, personne ne bouge. Puis HORST, les larmes aux yeux, se dirige vers Linguini, reconnaissant et ému, et…

–lui remet son tablier et sa toque… Il sort silencieusement par la porte de derrière.

Linguini regarde, stupéfait, les autres employés sortir un par un.

Colette regarde Linguini dans les yeux, la colère et les larmes lui montent aux yeux.

Elle lève la main pour le gifler…

–mais ne le fait pas. Sa main tremble et retombe finalement sur son côté.

Elle passe devant Linguini et sort par la porte.

Ce développement vraisemblable de l’intrigue marque le point le plus bas de la quête des protagonistes, le moment de plus grande souffrance (quatrième partie de l’intrigue).

A partir de là, grâce à la recette de ratatouille de Rémy, les deux mondes se retrouvent et les différences ne font plus obstacle.

L’agent narrateur a « orienté » son intrigue vers une résolution optimiste en remplaçant le vraisemblable par le merveilleux : Paris devient un monde dans lequel l’amitié et l’amour triomphent et les rats sont cuisiniers.

Dans cet exemple, un monde réaliste et un monde surnaturel coexistent, mais les effets de l’application des facteurs réalisme et vraisemblance peuvent s’exercer sur n’importe quel type de monde.

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