Sélectionner une page

Choisir les personnages secondaires en fonction de ce qu’ils peuvent apporter au point de vue de l’agent narrateur

Les termes en italique sont propres à ce site. Vous trouverez leurs définitions dans le glossaire.

Les traits des personnages secondaire, mis en cohésion avec ceux du protagoniste, constituent un commentaire implicite offert à notre interprétation (fonction cognitive).

À moins d’être associés à des faits réels, les personnages d’une intrigue sont créés de toute pièce par l’agent narrateur. Ils peuvent être choisis pour le type de conflits qu’ils génèrent (par exemple : le bouffon dans King Lear de Shakespeare, dispensateur de vérités difficiles à entendre pour le roi).

Les personnages secondaires peuvent également contribuer à transmettre l’opinion de l’agent narrateur sur le personnage principal. Au lieu de transmettre directement ce qu’il·elle pense du protagoniste principal, l’agent narrateur le communique à travers la « caractérisation » et les actions des personnages secondaires.

Les personnages secondaires peuvent être affublés des mêmes défauts que ceux du protagoniste de l’intrigue, rencontrer les mêmes difficultés, leurs comportements peuvent être orientés par les mêmes valeurs, ou au contraire leurs personnalités et quêtes peuvent faire contrepoids (s’équilibrer) , contrepoint (différentes, mais complémentaires) à ceux du personnage principal ou créer un effet de miroir déformant qui renvoie le personnage principal à sa propre réalité.

Dans Des Souris et des hommes, la cohésion des caractérisations des personnages est particulièrement manifeste.

Au début des années trente en Californie, George et son amie Lennie travaillent comme ouvriers agricoles dans les ranchs. Trois traits de caractère principaux de George nous sont transmis au cours du récit :

1. Mauvaise opinion de soi-même. George se sent coupable d’avoir tyrannisé Lennie et de l’avoir poussé à l’eau en sachant qu’il ne savait pas nager. Il se sent incapable de donner du sens à sa vie et de s’extirper du destin inéluctable des ouvriers agricoles :

 J’vais faire mon mois, j’prendrai mes cinquante dollars et j’passerai toute une nuit dans quelque pouilleux de bordel. Ou bien j’resterai au cabaret jusqu’à ce que tout le monde s’en retourne chez soi. Alors, j’reviendrai travailler un autre mois et j’aurai cinquante dollars de plus.

George admet ouvertement ses points faibles et son incapacité à les dépasser.

Et puis, j’suis pas si malin que ça moi-même, sans quoi j’chargerais pas de l’orge pour cinquante dollars, logé et nourri. Si j’étais malin si j’étais même un peu débrouillard, j’aurais ma petite terre à moi…

2. Perte de contrôle. George a l’impression de perdre le contrôle de sa destinée. Sa relation avec Lennie lui permet de reprocher à son ami d’être responsable du manque de perspective dans sa vie, notamment envers les femmes, comme si son compagnon l’émasculait.

Si j’t’avais pas à mes trousses, j’pourrais me débrouiller si bien, et si facilement. J’pourrais avoir une vie si facile, et avoir une femme, peut-être bien. 

3. Aliénation sociale. George n’a pas d’attache et se sent en décalage par rapport aux autres.Souvent les autres ouvriers sont considérés comme potentiellement malfaisants.

 Ne dites rien à personne. Rien que nous trois et personne d’autre. Ils seraient capables de nous foutre à la porte pour nous empêcher d’avoir notre argent .

George parle souvent de la solitude et de ses effets pervers.

Je n’ai pas de famille, dit George. J’ai vu les types qui vont travailler seuls dans les ranchs. Ça vaut rien. Ils s’amusent pas. Ils finissent par devenir méchants. 

Voici quelques exemples de caractérisations de personnages secondaires en cohésion avec celle de George par leur similitude, complémentarité, opposition ou effet de miroir :

Candy est un vieil homme estropié dont la main a été arrachée par une machine. Son destin est dépendant de la seule compassion de son employeur (perte de contrôle). Incapable de travailler aux champs, il erre seul dans le ranch (aliénation sociale). Il est propriétaire d’un vieux chien malade qui lui attire des problèmes, comme Lennie cause des problèmes à George. L’euthanasie de son chien par un autre ouvrier, répliqué à la fin du roman entre Lennie et George (une autre forme de cohésion par similitude…) confronte Candy à ses remords (mauvaise opinion de soi-même). 

C’est moi qui aurais dû tuer mon chien, George. J’aurais pas dû laisser un étranger tuer mon chien. 

Crook, le palefrenier noir, est lui aussi estropié et esseulé. Vivant à l’écart dans l’écurie, il est tenu à distance par une société qui ne fait pas grand cas de la vie d’un homme de couleur. 

—Tiens-toi à ta place, nègre. J’pourrais te faire pendre à une branche d’arbre si facilement que ça ne serait même pas rigolo.

Les éléments de « caractérisation » qui s’inscrivent en contrepoint de ceux de George sont les capacités de Crook à défendre son indépendance « Crook était hautain et fier. Il gardait ses distances et entendait que les autres en fissent autant. » et aussi à s’échapper dans l’imaginaire des livres.

Curley, le fils du patron, est victime d’un complexe d’infériorité

Il passe son temps à se chamailler avec les grands types. Comme qui dirait que ça le met en rogne d’être pas grand lui-même (mauvaise opinion de soi-même).

Il est persuadé que tous les ouvriers couchent avec sa femme (aliénation sociale). Malgré la constante surveillance de sa femme, son mariage récent semble irrémédiablement voué à l’échec (perte de contrôle).

Le comportement de la femme de Curley est compulsif : elle cherche systématiquement à séduire les hommes du ranch (perte de contrôle), ce qui provoque leur rejet et son amertume.

Vous avez tous peur les uns des autres, c’est pas autre chose. Vous avez tous peur que les autres aient quelque chose à raconter sur votre compte(aliénation sociale).

Son rêve naïf de carrière à Hollywood «J’aurais pu devenir quelqu’un » fait écho (effet de miroir déformant) au projet chimérique de Lennie et de George « On aura une petite ferme… » Elle n’aime pas sa vie à la ferme «Si je l’avais fait, tu parles que j’mènerais un autre genre de vie. » (mauvaise opinion de soi-même).

Carlson abat le chien malodorant de Crook avec son Luger. Il le fait sans état d’âme, sans considération pour la douleur du vieil ouvrier. Carlson est un homme froid et castrateur, un homme que George redoute de devenir (effet de miroir, enjeux et risque) jusqu’au jour où il doit agir comme lui, et peut-être, se déconnecter définitivement de ses émotions.

Whit, un jeune ouvrier aux épaules tombantes, débarque alors que Carlson tente de convaincre Candy de l’autoriser à abattre son vieux compagnon sur pattes. Candy est désespéré, car Slim, dont les paroles « avaient force de loi », a donné implicitement son aval. L’ambiance est pesante. Malgré cela Whit montre à tout le monde un magazine dans lequel est publiée la lettre d’un ancien ouvrier du ranch, William Tenner, et demande avec insistance à Slim s’il se souvient de lui. L’intervention de Whit tombe comme un cheveu sur la soupe et se développe sur près de deux pages du roman, sans lien avec ce qui était en train de se discuter. De premiers abords, un « élément accessoire », trivial, déphasé. Cependant, si l’on cherche en direction du personnage principal, on constate que Whit apporte un point de vue contradictoire aux vues de George sur l’isolement des ouvriers et sa relation contre nature avec Lennie.

Bill et moi, on travaillait au champ de pois. On conduisait les scarificateurs, tous les deux. Bill était un brave bougre .

George a tort : des liens d’amitié entre ouvriers des ranchs peuvent se développer, tout n’est pas aussi compétitif et cruel qu’il veut bien le dire.

Dans cette « famille » dysfonctionnelle, il est un personnage qui fait contrepoint aux insatisfactions, insécurités et autres frustrations de ces membres, c’est celui de Slim, figure paternelle « aux yeux de divinité impassible » dont les paroles ont force de loi et l’acuité émotionnelle force le respect, comme si sa présence dans ce monde opaque au destin figé en garantissait, malgré tout, la viabilité.

Ses oreilles entendaient plus qu’on ne lui disait, et sa parole lente avait des nuances, non de pensée, mais de compréhension au-delà des pensées.

A propos de ce site   »