Vers le phare (To the Lighthouse) Virginia Woolf, 1927, trad. F. Pellan
Qui d’autre que l’auteur∙rice-narrateur∙rice peut se cacher derrière l’instance productrice anonyme d’un récit ?
L’incipit du roman moderniste de Virginia Woolf donne de premières indications sur les choix narratifs de l’autrice-narratrice en matière de point de vue.
Oui, bien sûr, s’il fait beau demain », dit Mrs Ramsay. « Mais, ajouta-t-elle, il faudra que tu te lèves à l’aurore.
Le récit est à la troisième personne, l’agent narrateur n’inclut pas de description de sa personne dans sa narration puisque celle-ci ne fait apparemment pas partie de l’intrigue (point de vue « extradiégétique »).
À ces mots, son fils ne se sentit plus de joie…
Il∙elle ne se contente pas de rapporter les paroles et les actions des personnages, mais décrit également les émotions qu’ils ressentent et surtout leurs pensées (« focalisation interne »).
Lorsque ces deux options, courantes dans les œuvres narratives littéraires, se présentent, l’agent récepteur généralement assume que :
- L’agent narrateur est l’auteur∙rice-narrateur∙rice.
- Les pensées et les émotions des personnages qui sont décrites sont vraiment les pensées et les émotions des personnages.
Néanmoins l’auteur∙rice-narrateur∙rice est libre d’en décider autrement et d’exploiter tous les cas de figure :
– L’agent narrateur « extradiégétique » peut être n’importe qui, y compris quelqu’un dont on ignore l’identité.
– La description des pensées des personnages peut être volontairement, ou non, partiale, inexacte ou lacunaire (rétention), et ainsi constituer l’une des facettes de l’interprétation de l’intrigue par l’agent narrateur.
– L’ambiguïté dans les deux cas est parfaitement acceptable. Notamment lorsqu’un discours peut être soit un commentaire de l’agent narrateur, soit la description de l’opinion et des pensées des personnages par cet agent. Par exemple :
Indépendamment de cette tendance à l’exagération qu’ils [les enfants de Mme Ramsey] tenaient d’elle et du reproche qu’ils lui faisaient indirectement (et à bon droit) d’inviter trop de monde à séjourner chez eux, et d’être obligée d’en loger quelques-uns en ville, elle ne supportait pas qu’on manque de courtoisie…
Les traits stylistiques les plus spectaculaires du roman de Woolf sont le nombre important de « cibles » de la « focalisation interne » (l’agent narrateur pénètre les pensées de presque tous les personnages de l’intrigue) et les changements de point de vue inopinés, parfois à l’intérieur de la même phrase.
Ces « sauts » d’une pensée à l’autre semblent vouloir nous faire réfléchir sur les relations des sentiments inexprimés au sein d’un groupe de personnages limités par les conventions sociales de leur époque et leurs divers complexes psychiques. C’est l’analyse habituelle que les exégètes font sur l’œuvre de Virginia Woolf.
Nous proposons ici une autre forme de cohésion, centrée sur la proposition que l’agent narrateur est en fait un personnage de l’intrigue, lequel a décidé de la narrer sans révéler son identité.
L’agent narrateur serait ainsi en cohésion par sélection avec le monde de l’intrigue.
Notre hypothèse est que ces regards « entre personnages » sont ceux de Lily Briscoe, la peintre du groupe.
La jeune femme traverse une expérience transformatrice complète, alors que Madame Ramsey est un sujet d’observation temporaire (elle décède entre la première et la deuxième partie).
Lily, la trentaine, est une jeune peintre complexée, que les Ramsey ont invitée dans l’espoir de lui trouver un mari. Elle plante son chevalet et observe les sujets de son tableau (Madame Ramsey et son fils) et toutes les autres personnes de la maisonnée. Elle est donc un témoin privilégié (son rôle de peintre légitimise son regard, on oublie facilement sa présence discrète) des tensions qui s’exercent autour d’elle, notamment dans le couple Ramsey, un modèle pour ses propres réflexions sur la question, très importante pour elle, du mariage et du rôle de la femme dans la société, et aussi celle de ses relations aux hommes. Ainsi Lily se demande si elle devrait faire « comme » Madame Ramsey (devenir l’épouse idéale qui souffre en silence), avoir une affaire avec Monsieur Ramsey (la femme « libre » sans scrupule) ou s’affranchir de tout désir en épousant, comme l’espère Madame Ramsey, son ami fidèle, William Bankes, la soixantaine douce et anodine.
À la fin, Lily parviendra à achever son tableau malgré les nombreux doutes qui l’assaillent tout au long de la première partie.
Ainsi Lily, personnage diégétique, pourrait être l’agent narrateur anonyme de ce récit. Elle utiliserait le « elle » pour parler d’elle-même (de son personnage dans l’intrigue), comme si cette personne n’était plus celle qui narre cette intrigue, et les pensées des autres personnages, une forme d’interprétation (ce qu’elle croit qu’ils∙elles pensent).
Ce récit pourrait être ainsi un point de vue personnel, biaisé par la propre situation de Lily (elle vit chez ses parents), ses croyances (son féminisme en gestation), ses complexes (elle est désécurisée malgré elle par un autre invité qui déclare que les femmes ne peuvent pas être de bons peintres ou de bons écrivains).
C’est cette « subjectivité » qui construit la cohésion du style (les points de vue multiples) et du contenu des pensées rapportées (exprimant le plus souvent des frustrations, des désirs inassouvis…)
Tel était la complexité des choses. Car ce qui lui arrivait, surtout quand elle séjournait chez les Ramsey, c’est qu’elle était amenée à ressentir violemment et simultanément deux choses opposées ; d’un côté, voilà ce que vous ressentez ; de l’autre voici ce que moi je ressens, et il s’ensuivait un affrontement dans son esprit, comme en ce moment.
Pour explorer la conscience de ses personnages, l’agent narrateur de Woolf utilise également une figure de style appelée discours indirect libre. Leurs pensées, réactions et voix se mêlent aux commentaires de l’agent narrateur pour évoquer leurs réponses les plus immédiates aux expériences quotidiennes : ce tissage de voix et de points de vue rend le récit difficile à attribuer à qui que ce soit, comme nous l’avons vu dans l’extrait précédent. L’« auteur implicite » utilise ce style de manière experte : nous passons d’un personnage à l’autre, souvent sans commentaire de la part de l’agent narrateur. Les passages en style indirect libre présentent les caractéristiques suivantes : les temps des verbes sont mélangés, le passé composé et le conditionnel sont utilisés pour se souvenir et anticiper, les adverbes sont ancrés dans le présent alors que le récit se déroule dans le passé. Ce style hybride est difficile à traduire car les choix des traducteurs peuvent modifier les voix du texte et le rendre plus clair ou plus homogène.
Ce récit donne l’impression d’être flou et distordu, comme ce que Virginia Woolf appelait : « la vie telle qu’elle est quand on n’y prend pas part »5,6, ce qui semble correspondre parfaitement au personnage de Lily.