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Faire partager l’intensité des tourments émotionnels d’un personnage en multipliant les actions verbales

Les termes en italique sont propres à ce site. Vous trouverez leurs définitions dans le glossaire.

Un fameux passage du roman de Victor Hugo intitulé Une tempête sous un crâne est un exemple de pensées en discours direct (le personnage s’adresse à lui-même) et indirect (ses pensées sont rapportées par un agent narrateur qui peut les lire – ou les deviner ?

– Eh bien quoi ! se dit-il, de quoi est-ce que j’ai peur ? qu’est-ce que j’ai à songer comme cela ?

Les pensées des personnages, représentées en mode direct, sont une forme de paroles.

Il est certain qu’on se parle à soi-même, il n’est pas un être pensant qui ne l’ait éprouvé. On peut dire même que le verbe n’est jamais un plus magnifique mystère que lorsqu’il va, dans l’intérieur d’un homme, de la pensée à la conscience et qu’il retourne de la conscience à la pensée. C’est dans ce sens seulement qu’il faut entendre les mots souvent employés dans ce chapitre, il dit, il s’écria. On se dit, on se parle, on s’écrie en soi-même, sans que le silence extérieur soit rompu. Il y a un grand tumulte, tout parle en nous, excepté la bouche. Les réalités de l’âme, pour n’être point visibles et palpables, n’en sont pas moins des réalités.

Elles sont exprimées dans le but d’atteindre un objectif, d’apporter des informations et d’exprimer des émotions.

L’extrait qui nous occupe ici décrit l’instant situé dans la mouvance de la surprise d’un évènement de type intrapersonnel :

Il ralluma brusquement sa bougie.
– Eh bien quoi ! se dit-il, de quoi est-ce que j’ai peur ?

Jean Valjean, ancien forçat au passé douloureux, se cache sous la fausse identité de M. Madeleine, maire d’une petite ville. L’inspecteur Javert débarque et lui annonce la tenue prochaine du procès d’un homme que la Justice croit être Jean Valjean.

Sa conscience empêche le protagoniste de dormir.

Il en est d’abord surpris :

… qu’est-ce que j’ai à songer comme cela ?

Puis suit une longue série de pensées (actions verbales) destinées à atteindre des objectifs différents et variés :

Se convaincre qu’il n’a plus besoin de s’en faire.

Me voilà sauvé. Tout est fini. Je n’avais plus qu’une porte entrouverte par laquelle mon passé pouvait faire irruption dans ma vie ; cette porte, la voilà murée ! à jamais !

Se convaincre que ce qui arrive n’est pas sa faute.

Après tout, s’il y a du mal pour quelqu’un, ce n’est aucunement de ma faute. C’est la providence qui a tout fait. C’est qu’elle veut cela apparemment !

Se convaincre que c’est ce qu’il a toujours espéré et qu’il ne peut rien changer.

Ai-je le droit de déranger ce qu’elle arrange ? Qu’est-ce que je demande à présent ? De quoi est-ce que je vais me mêler ? Cela ne me regarde pas. Comment ! Je ne suis pas content ! Mais qu’est-ce qu’il me faut donc ? Le but auquel j’aspire depuis tant d’années, le songe de mes nuits, l’objet de mes prières au ciel, la sécurité, je l’atteins ! C’est Dieu qui le veut. Je n’ai rien à faire contre la volonté de Dieu.

Se convaincre qu’il est investi d’une mission divine.

Et pourquoi Dieu le veut-il ? Pour que je continue ce que j’ai commencé, pour que je fasse le bien, pour que je sois un jour un grand et encourageant exemple, pour qu’il soit dit qu’il y a eu enfin un peu de bonheur attaché à cette pénitence que j’ai subie et à cette vertu où je suis revenu !

Se convaincre qu’il est un monstre…

Il se demanda donc où il en était. Il s’interrogea sur cette « résolution prise ». Il se confessa à lui-même que tout ce qu’il venait d’arranger dans son esprit était monstrueux, que « laisser aller les choses, laisser faire le bon Dieu », c’était tout simplement horrible.

… un hypocrite indigne.

Laisser s’accomplir cette méprise de la destinée et des hommes, ne pas l’empêcher, s’y prêter par son silence, ne rien faire enfin, c’était faire tout ! c’était le dernier degré de l’indignité hypocrite ! c’était un crime bas, lâche, sournois, abject, hideux !

Se convaincre qu’il est redevenu l’homme « d’avant », celui qu’il a voulu effacer à force de bonnes actions.

Pour la première fois depuis huit années, le malheureux homme venait de sentir la saveur amère d’une mauvaise pensée et d’une mauvaise action.
Il la recracha avec dégoût. (…)

Est-ce que ce n’était pas là surtout, là uniquement, ce qu’il avait toujours voulu, ce que l’évêque lui avait ordonné ? – Fermer la porte à son passé ? Mais il ne la fermait pas, grand Dieu ! il la rouvrait en faisant une action infâme ! mais il redevenait un voleur, et le plus odieux des voleurs ! il volait à un autre son existence, sa vie, sa paix, sa place au soleil ! il devenait un assassin ! il tuait, il tuait moralement un misérable homme, il lui infligeait cette affreuse mort vivante, cette mort à ciel ouvert, qu’on appelle le bagne !

Se convaincre que son âme est plus importante que sa sécurité.

Il continua de se questionner. Il se demanda sévèrement ce qu’il avait entendu par ceci : « Mon but est atteint ! » Il se déclara que sa vie avait un but en effet. Mais quel but ? Cacher son nom ? Tromper la police ? Était-ce pour une chose si petite qu’il avait fait tout ce qu’il avait fait ? Est-ce qu’il n’avait pas un autre but, qui était le grand, qui était le vrai ? Sauver, non sa personne, mais son âme. Redevenir honnête et bon. Être un juste !

Se convaincre que son devoir et de se livrer à la police.

Au contraire, se livrer, sauver cet homme frappé d’une si lugubre erreur, reprendre son nom, redevenir par devoir le forçat Jean Valjean, c’était là vraiment achever sa résurrection, et fermer à jamais l’enfer d’où il sortait ! Y retomber en apparence, c’était en sortir en réalité ! Il fallait faire cela ! il n’avait rien fait s’il ne faisait pas cela ! toute sa vie était inutile, toute sa pénitence était perdue, et il n’y avait plus qu’à dire : à quoi bon ? Il sentait que l’évêque était là, que l’évêque était d’autant plus présent qu’il était mort, que l’évêque le regardait fixement, que désormais le maire Madeleine avec toutes ses vertus lui serait abominable, et que le galérien Jean Valjean serait admirable et pur devant lui. Que les hommes voyaient son masque, mais que l’évêque voyait sa face. Que les hommes voyaient sa vie, mais que l’évêque voyait sa conscience. Il fallait donc aller à Arras, délivrer le faux Jean Valjean, dénoncer le véritable ! Hélas ! c’était là le plus grand des sacrifices, la plus poignante des victoires, le dernier pas à franchir, mais il le fallait. Douloureuse destinée ! il n’entrerait dans la sainteté aux yeux de Dieu que s’il rentrait dans l’infamie aux yeux des hommes !
– Eh bien, dit-il, prenons ce parti ! faisons notre devoir ! sauvons cet homme !
Il prononça ces paroles à haute voix, sans s’apercevoir qu’il parlait tout haut.

La quantité de « il faut que » (objectifs) suivie de « sinon » (arguments) transmet cette tempête d’émotions lancinantes que le protagoniste tente de calmer par l’argumentation.

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