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Comment choisir les obstacles auxquels seront confrontés le.la protagoniste ?

Les termes en italique sont propres à ce site. Vous trouverez leurs définitions dans le glossaire.

Un monde d’intrigue est constitué d’un nombre infini d’obstacles potentiels. Que ce soit au travail, à la maison ou dans ses loisirs, un∙e protagoniste peut devoir résoudre des problèmes très divers.

Le point de vue de l’agent narrateur, l’opinion sur l’intrigue et ses personnages peut s’exprimer à travers la sélection des obstacles que doivent surmonter le(s) protagoniste(s).

Choisir un type d’obstacle plutôt qu’un autre est également un moyen de définir le champ d’investigation soumis à l’appréciation critique de l’agent récepteur.

Etape 1. Le choix du monde de l’intrigue

Dans un premier temps, le créateur d’une série télévisée (son premier agent narrateur) sélectionne un monde de l’intrigue centrale susceptible d’offrir un nombre important d’évènements intéressants, signifiants, révélateurs, etc., lesquels alimenteront les différentes intrigues (intrigue centrale liée au protagoniste, intrigue d’épisode, intrigue narrée sur plusieurs épisodes, intrigues des personnages récurrents, etc.)

Mad Men (92 épisodes de 50 minutes chacun) est situé dans le monde des publicitaires nord-américains des années soixante. Le rôle de ces hommes et femmes prêts à tout pour réussir est de promouvoir un large éventail de marchandises et de services au nom de clients divers et pittoresques, et ceci dans une société en pleine mutation (naissance de la société de consommation, rôle des femmes, guerre du Vietnam, etc.)

L’agent narrateur peut puiser dans un large éventail de problèmes, difficultés, désillusions auxquels confronter les protagonistes de la série. Ce monde, esthétiquement attractif, a aussi l’avantage de procurer de nombreuses surprises visuelles (points de tension descriptive).

Etape 2 : Aller au-delà du prévisible et de l’évidence

Mais narrer n’est pas (forcément) un acte aléatoire. Il est parfois fructueux de ne pas enchaîner les conflits sous le simple prétexte qu’ils sont naturels, crédibles ou même incontournables dans le monde dont il est question.

L’agent narrateur a l’opportunité d’apporter un point de vue personnel et original sur son intrigue et une façon inédite de remplir les fonctions narratives à travers son récit (fonctions narratives), autrement dit : démontrer ses capacités à ouvrir de nouvelles voies d’investigation.

En pratique, cet apport passe par l’application de facteur aux outils narratifs. Un facteur induit un choix, le filtre à travers lequel l’agent narrateur appréhende ce qu’il∙elle porte à notre connaissance.

Etape 3 : Choisir les obstacles en fonction de ce qu’ils « disent »

Le facteur narratif « naturel » applicable à un obstacle est le facteur enjeux-risques. Un obstacle remet en question la certitude d’atteindre un objectif (enjeu) et peut être à l’origine d’un changement de fortune défavorable pour le protagoniste (risque).

L’agent narrateur peut sélectionner les obstacles en fonction d’une ou plusieurs valeurs auxquelles le∙la protagoniste accorde beaucoup de prix et risque de perdre. Il∙elle donne ainsi à son récit la capacité de présenter un examen critique qui s’attache à relever les qualités et les défauts de ce que le protagoniste croit être important, vital, déterminant. Le récit de l’agent narrateur teste la pertinence des croyances de ses personnages.

Dans les dix-huit séquences qui constituent le « pilote » (premier épisode) de Mad Men c’est le pouvoir dont jouissent, ou auquel aspirent les personnages qui est en jeu. Les onze séquences centrées sur le protagoniste principal, Don Draper, le directeur artistique de l’agent de publicité déclinent cette notion à travers les conflits de pouvoir qui se déclenchent entre Don et le monde qui l’entoure et entre Don et lui-même.

Séquence 1/18. Don Draper dans un café (scenes 1-4)

Objectifs : trouver une idée de slogan publicitaire pour Lucky Strike (intrigue d’épisode) en interrogeant un serveur sur ses habitudes de fumeur, être à la hauteur de sa réputation de « meilleur directeur artistique de New York ».

Obstacle: Le barman (blanc et jeune) dispute au serveur (noir et âgé) le pouvoir de parler à Don.

Obstacle 2 : Don et le serveur constatent que « les femmes » (sic) relaient les informations concernant les effets néfastes du tabagisme. Les publicistes sont confrontés à une prise de conscience de l’opinion publique et une nouvelle réglementation : ils ne peuvent plus utiliser l’argument que les cigarettes sont inoffensives, ils ne peuvent plus dire et faire ce qu’ils veulent.

Les deux obstacles sont de type interpersonnel, d’autres personnes compliquent et retardent la poursuite des objectifs du protagoniste. La réputation, la carrière de Don Draper et son libre arbitre sont en jeu.

Séquence 2/18. Chez Midge, sa maîtresse (Sc. 5-7)

Objectif : Don confie ses insécurités à Midge : il n’a pas trouvé d’idée pour la campagne Lucky Strikes et ses jeunes collègues convoitent son emploi.

Obstacle : sa maîtresse (personnage récurrent) est une femme indépendante : elle rencontre d’autres hommes, refuse de l’épouser, refuse de jouer le rôle de la femme-providence et se débarrasse de lui quand elle n’en a plus besoin.

Tu connais les règles. Je ne fais pas de plan et je ne prépare pas le petit-déjeuner.

L’obstacle interpersonnel de cette scène contrarie le désir du protagoniste de se servir d’une femme pour résoudre ses propres problèmes (manque d’inspiration et insécurités).

Séquence 5. Don arrive au bureau en compagnie de Roger Sterling, son patron et ami (sc. 12-13)

Objectif : Gérer son insécurité à propos de son manque d’idée pour la campagne Lucky Strike.

Obstacle : Roger mine encore plus la confiance de Don à travers un jeu de pouvoir pervers.

Non, si j’étais inquiet, je te demanderais ce que tu as. Mais je ne suis pas inquiet. C’est pourquoi je vais supposer que tu as quelque chose… ce qui devrait t’inquiéter.

Obstacle interpersonnel. Dans ce monde chacun doit se battre pour gagner la course du statut social (WASP, Juifs, Italiens, homosexuels). Les patrons considèrent les employés comme des concurrents. Roger exploite les insécurités de Don.

Séquence 6/18. La nouvelle secrétaire, Peggy (sc. 14)

Objectif : Don veut que Peggy « divertisse » Pete afin de lui donner du temps pour se rendre « présentable ». Il veut s’assurer que celui qu’il voit comme son jeune concurrent n’ait pas un moyen de pression sur lui.

Il ne sait pas que je dors dans mon bureau, n’est-ce pas ?

Obstacle : Peggy est réticente. Elle ne veut pas être un « divertissement ».

Obstacle interpersonnel. Valeur du monde de l’intrigue : Peggy, « femme moderne » ne cherche pas à devenir l’épouse soumise d’un patron comme sa cheffe Joan, elle veut conquérir le pouvoir et devenir une patronne. C’est la continuation d’un (lent) « glissement de pouvoir » dans la société américaine, amorcée pendant la guerre. Encore une fois Don tente d’utiliser une femme pour régler ses problèmes. Son « autorité » (sa légitimité masculine) est remise en question.

Séquence 7/18. Pete Campbell débarque dans le bureau de Don Draper (sc. 14)

Objectif : Gérer un jeune collègue ambitieux qui vise son poste.

Obstacle : Pete arrive en terre conquise dans le bureau de Don : il fait des reproches à Peggy, la nouvelle secrétaire de Don, sur son apparence physique et paternalise Don.

Elle est un peu jeune pour vous, Draper

Obstacle interpersonnel, valeurs (sexistes) du monde de l’intrigue. La jeune concurrence manque de respect et se permet d’être critique. L’autorité de Don n’est pas prise au sérieux.

Séquence 8/18. Don rencontre Rachel Mencken (sc. 14 + 19)

Objectif : Être à la hauteur de sa réputation du « meilleur directeur artistique de New York ».

Obstacle 1 : Roger lui tend un piège qui lui fait prendre un employé de l’agence pour le client. Sa réputation de compétence en prend un coup (le jeu de pouvoir entre Roger et Don)

Obstacle: Rachel Mencken, directrice d’un grand magasin (intrigue narrée sur plusieurs épisodes) met en doute les capacités de l’agence, et de Don, à comprendre son concept « innovant » de clientèle de luxe.

Obstacle interpersonnel. Valeur du monde de l’intrigue (les femmes se permettent d’avoir des idées et de les imposer aux hommes !)

Séquence 10/18 Don et Pete après la réunion conflictuelle avec Rachel Mencken (sc. 20)

Objectif : Gérer les ambitions de son jeune compétiteur.

Obstacle : Pete tente de l’amadouer en sollicitant son aide pour « arriver au sommet ».

Obstacle intrapersonnel. Don voit du danger (enjeux-risques) même lorsque la « partie adverse » sollicite sa collaboration, ou s’agit-il d’une manipulation pour lui ravir le pouvoir ?

Séquence 12/18 Séance de travail dans le bureau de Don (sc. 23)

Objectif : Être le « meilleur directeur artistique de New York ».

Obstacle : Doutes sur ses capacités professionnelles. Souffre-t-il du syndrome de l’imposteur ? (on le voit regarder une photo du lieutenant Donald Francis Draper qu’il cache dans une petite boîte en cuir…)

Obstacle intrapersonnel. Valeurs du monde de l’intrigue. Dans cette scène Don est entouré de personnages qui ont, comme lui, une double personnalité : Salvatore, le dessinateur homosexuel qui prétend être hétéro (Il n’y a pas d’autres alternatives dans l’Amérique des années soixante), et une femme allemande masculine, directrice du département des recherches, que Don pense être lesbienne « You can fight with Campbell over her.[Peggy] », et qui propose d’exploiter le concept freudien de « pulsion de mort ». Cette idée psychanalytique que tout organisme vivant est poussé à retrouver l’état antérieur qu’il avait dû abandonner (= la mort = état indifférencié, Don est Don et pas un autre) bouscule les certitudes que le protagoniste veut avoir sur sa propre identité. Sa réaction est brutale, il qualifie la proposition de sa collègue de « perverse » et jette son rapport au panier.

Les personnages secondaires de cette scène rappellent à Don que ne pas être fidèle à sa vraie identité a pour conséquence une perte de pouvoir personnel.

Séquence 13/18 Réunion Luck Strikes (sc. 25)

Objectif : Être le « meilleur directeur artistique de New York », trouver une idée pour la nouvelle campagne de publicité et contourner les dernières directives gouvernementales qui leur interdisent de prétendre que leurs cigarettes sont inoffensives.

Obstacle :

Don n’a rien trouvé.

Obstacle 2 :

Pete coupe la parole à Don et propose le concept de « pulsion de mort » présenté par la directrice du département de recherche.

Obstacle intrapersonnel : Don lutte avec un blocage créatif.

Obstacle interpersonnel : Pete tente de s’imposer et de faire mieux que lui.

Don retrouve ses moyens lorsqu’une idée surgit sur la base d’une remarque lancée par l’un des patrons de la fabrique de cigarettes. Il propose : « Notre tabac est passé au grill ». Selon lui, comme tous les fabricants sont confrontés au même problème, lancer un slogan qui n’a aucun rapport avec les risques de santé mettra en évidence la toxicité des autres marques. Don est maître dans l’art d’adapter la vérité pour son propre bénéfice…

Ce talent d’escamotage ne le rend pas heureux (obstacle intrapersonnel) et participe à nourrir un conflit intrapersonnel qui semble occuper son esprit.

Don rassemble ses idées et baisse la voix.

Don: La publicité est basée sur une seule idée : le bonheur. Et savez-vous ce que c’est, le bonheur ?

Don regarde en direction de la fenêtre, il fixe le soleil couchant, le regard perdu.

Don: Le bonheur c’est l’odeur d’une voiture neuve… C’est être débarrassé de la peur. C’est un panneau au bord de la route qui vous assure que quoique vous fassiez tout va bien pour vous. (Presque à lui-même) Tout va bien pour vous.

Don veut se convaincre que quelque chose qui, pour l’instant, est un mystère (facteur rétention) mais dont certains effets sont perceptibles (la photo dans la boîte, les insécurités, son regard perdu dans cette scène) n’a pas d’incidence sur son bonheur, mais Don ne maîtrise pas son bonheur.

Séquence 14/18 : Débriefing dans le bureau de Don (sc. 26)

Objectif : Réaffirmer son autorité, sa confiance en lui-même, son statut de « héros » de la publicité.

Obstacle 1 : Son patron veut qu’il reprenne contact avec Rachel Mencken (un rappel à une faute professionnelle)

Obstacle 2 : Pete affirme qu’il avait tort de rejeter le concept proposé par le département de recherche.

Obstacle 3 : Peggy outrepasse les règles hiérarchiques (elle met sa main sur celle de Don et a fouillé dans sa poubelle en son absence)

Le libre arbitre de Don est assiégé par les désirs de son entourage.

Séquence 16/18 : Don retrouve Rachel Mencken (sc. 28)

Objectifs : Réaffirmer son professionnalisme, restaurer sa réputation, convaincre Rachel d’engager sa société.

Obstacle 1 : Don doit s’excuser d’avoir perdu son sang-froid.

Obstacle 2 : Don est intriguée par Rachel, peut-être en est-il amoureux ?

Obstacle 3 : Rachel comprend que quelque chose ne va pas chez lui.

Obstacle intrapersonnel: Devoir confesser une faute.

Obstacle intrapersonnel : Des sentiments amoureux naissants (une forme de vulnérabilité).

Obstacle intrapersonnel : Don n’est pas heureux. Ce qu’il dit à Rachel dans cette scène sont des actions verbales qui trahissent ce conflit intérieur.

Ne pensez-vous pas que vous marier et fonder une famille vous rendrait bien plus heureux que tous ces maux de tête provoqués par ces gens comme moi auxquels vous devez vous confronter?

Don veut se convaincre que le fait qu’il ait une famille (nous ne le savons pas encore à ce stade) garantit son bonheur.

Ah, l’”amour”… Vous voulez parler de cet éclair sorti droit du cœur qui vous empêche de manger, de travailler et qui vous fait fuir pour vous marier et faire des bébés ?

Don veut se convaincre qu’il n’est pas heureux parce qu’il n’est pas amoureux.

Obstacle interpersonnel : Rachel a réussi à le faire parler et avouer son désarroi intérieur

J’en suis assez sûr. Vous naissez seul, vous mourrez seul et ce monde déverse sur vous un tas de règles pour vous le faire oublier. Mais moi je n’oublie jamais.

Rachel a le pouvoir de percer sa carapace et constitue ainsi un danger potentiel qui menace son monde intérieur, lequel nous soupçonnons d’être peuplé de traumatismes non résolus et autres zones d’ombre.

M. Draper, je ne sais pas en quoi vous croyez vraiment, mais je sais ce que l’on ressent quand on n’est pas à sa place, déconnecté, qu’on voit la vie que d’autres vivent s’étaler devant vous. Et il y a quelque chose chez vous qui me dit que vous le savez aussi.

Rachel remet en question le pouvoir qu’il a de conduire sa propre vie, sa façon de prétendre qu’il maîtrise le sujet alors qu’au fond de lui les doutes et les frustrations l’assaillent.

Choisir des obstacles qui remettent en question la même valeur, le même objectif implicite

Dans ce premier épisode, l’agent narrateur a choisi des obstacles qui s’opposent à l’idée que le protagoniste se fait de lui-même (objectif implicite + enjeux-risques), notamment l’importance, dans sa vie, de la notion de pouvoir, le contrôle exercé sur les autres et sur lui-même.

Les jeunes collègues de Don convoitent son poste, son « génie » se fait désirer, les femmes n’ont pas besoin de l’épouser et se font perspicaces, son passé le hante et nourrit son syndrome de l’imposteur. L’idée qu’il se fait de son identité est soumise à la question par une société en mutation. Don perd progressivement l’emprise qu’il a sur les autres, sur son secret et sur son propre destin.

Son ressenti est exprimé dans le générique animé de la première saison de la série : la « chute libre » de la silhouette d’un homme en complet et cravate le long de l’interminable façade d’un gratte-ciel.

A travers un protagoniste « mâle alpha”, forteresse masculine figée qui dépense une énergie considérable pour défendre son image, ses privilèges archaïques et son for intérieur, l’agent narrateur offre un point de vue personnel sur l’identité masculine dominante et le prix de la lutte incessante avec les autres et soi-même qu’elle implique.

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