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Comment faire adhérer au récit d’une intrigue ressassée depuis la nuit des temps?

Les termes en italique sont propres à ce site. Vous trouverez leurs définitions dans le glossaire.

L’agent narrateur peut vouloir reconnaître d’entrée ses limites.

Shakespeare choisit d’adapter une histoire connue de tous ses contemporains (les amours de jeunes personnes contrariées par leur famille), et tire, d’un récit publié quelques années avant sa naissance (La tragique histoire de Romeus et Juliette d’Arthur Brooke (1562), les principaux événements de l’intrigue de sa tragédie.

Luttes fratricides, querelles de familles et amants séparés par les conflits de leur époque sont légion dans les textes anciens. Pyramus et Thisbe tentent de s’aimer chez Ovid, Troilus et Criseyde sont séparés par les enjeux de la guerre de Troie chez Chaucer. Les amants tragiques se retrouvent dans des contes populaires du Moyen Âge, des poèmes européens du XVIe siècle jusqu’au poème édifiant de Brooks.

Mais faire jouer la corde sensible ne semble pas l’intention de Shakespeare. Il ne crée aucun suspense autour de ce conflit familial et révèle l’intrigue dans les premiers mots prononcés par le chœur :

Deux familles, égales en noblesse, Dans la belle Vérone, où nous plaçons notre scène, Sont entraînées par d’anciennes rancunes à des rixes nouvelles où le sang des citoyens souille les mains des citoyens.

Ce que l’auteur-narrateur semble vouloir accomplir ici (intentionnalité), c’est un moyen de gagner notre confiance et susciter notre intérêt (adhésion).

Nous sommes prévenus qu’une histoire familière va nous être contée (cela peut être rassurant) et que l’intérêt de ce qui va suivre n’est pas tant dans l’intrigue que dans la manière dont elle va nous être racontée. L’auteur est si confiant de ces compétences qu’il peut se permettre de révéler d’entrée un ressort majeur de sa tragédie.

Mais cette révélation s’inscrit dans le conditionnement dans lequel les agents narrateurs (auteur + chœur) veulent nous mettre au début de la représentation. La querelle ne peut pas être résolue, les amants sont perdants d’avance et se dirigent à grands pas vers la mort. Les agents narrateurs nous avertissent que leur intention est plutôt de s’intéresser aux œuvres du destin.

Des entrailles prédestinées de ces deux ennemies a pris naissance, sous des étoiles contraires, un couple d’amoureux dont la ruine néfaste et lamentable doit ensevelir dans leur tombe l’animosité de leurs parents

Les jeunes amants vont souffrir et mourir sans pouvoir y faire grand-chose. Notre attention est d’emblée dirigée vers le « comment » du destin, non pas le « pourquoi ». Un vaste sujet que les auteurs narrateurs reconnaissent comme tel.

Si vous daignez nous écouter patiemment, Notre zèle s’efforcera de corriger notre insuffisance.

L’imperfection du récit sera compensée par la bonne volonté de l’agent narrateur. L’agent récepteur est maintenant disposé à lui donner une chance, malgré (ou grâce à) la prédictibilité de l’intrigue et la limite avouée des capacités des narrateur∙rice∙s face à la folie des Hommes, un sujet réputé insaisissable.

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