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Comment utiliser une histoire pour donner un sens supplémentaire à une intrigue ?

Les termes en italique sont propres à ce site. Vous trouverez leurs définitions dans le glossaire.

Les personnages multidimensionnels, reliés à une histoire, peuvent avoir des dimensions intérieures qui sont en contradiction (facteur cohésion) avec celles qui les motivent dans leur vie publique (objectifs explicites et stratégie).

Ce « synopsis » résume l’une des trois intrigues du récit romanesque de Tolstoï, celle dont Anna est la protagoniste principale. Il donne l’impression que sa protagoniste ne poursuit qu’un seul objectif : une relation adultère avec un jeune officier sexy…

Seule une histoire sera à même d’élever cette intrigue banale au niveau d’un récit épique et donner à sa protagoniste le statut de personnage multidimensionnel.

L’histoire qui crée l’intrigue

Pour parvenir à l’histoire il faut remonter à l’événement sans qui aucun des événements de l’intrigue n’aurait lieu : l’évènement premier.

Une méthode consiste à poser la question « pourquoi ? », et à continuer à la poser jusqu’à ce qu’elle perde sa pertinence ou devienne purement ésotérique, ou – c’est l’étape qui nous intéresse – s’arrête à la réponse : « parce que c’est l’essence du personnage ».

Commençons par la première apparition d’Ana Karénine, dans le train en provenance de Saint-Pétersbourg.

Pourquoi est-elle dans ce train ?

Elle vient rendre visite à son frère Stiva Oblonski.

Quel est le but de sa visite ?

Anna veut aider son frère à résoudre une crise au sein de son couple. Stiva a pêché avec la gouvernante et Dolly menace de s’en aller avec leurs sept enfants…

Mais pourquoi Anna se mêle-t-elle de cette affaire ?

Anna Arkadyevna Karenina vit à Saint-Pétersbourg. Elle fait de gros efforts pour tenir son rang de jeune femme de la noblesse russe (objectif). Elle est élégante, intelligente, éduquée, amène, créative, généreuse, pieuse (action/stratégie). Son mari, Alexei Karenin est fonctionnaire d’état. Ils ont un fils, Sergei, huit ans… Elle espère vivre en paix avec sa conscience (résultat espéré).

Élément perturbateur (antagonisme) : Un jour, une lettre de Stiva arrive, confessant son acte de faiblesse, son péché…

La surprise : Anna est bouleversée. Son quotidien est chamboulé. Anna n’est plus en paix avec elle-même (obstacle intrapersonnel).

Suspense : Que doit-elle faire ?

L' »enquête » : Aux yeux d’Anna tout ceci ne peut-être qu’un horrible malentendu. Ses capacités d’analyse (l' »enquête ») ne lui permettent pas à ce stade de réfléchir sur le sens de sa propre réaction de surprise et de son erreur (deux erreurs en fait : celle de croire qu’elle peut ignorer sa véritable nature (et vivre en paix avec sa conscience), et celle de croire que son frère pouvait, lui aussi, échapper à la « malédiction » familiale – La Hamartia d’Aristote ?).

Mais l’agent narrateur le connaît et nous, lecteur⋅rice⋅s, nous le comprendrons rétrospectivement, lorsque plus tard dans la ligne chronologique l’intrigue nous révélera des aspects de la personnalité et les frustrations amoureuses –  et vraisemblablement sexuelles – d’Anna.

Réaction (nouvel objectif/action) : Elle décide de se précipiter à Moscou.

L’évènement initial et le monde intérieur de la protagoniste

L’événement provoqué par l’arrivée de la lettre de Stiva est l’évènement premier de l’intrigue narrée dans le roman pour deux raisons :

1. Sans l’arrivée de cette lettre, Anna ne se serait pas rendue à Moscou, elle n’aurait pas rencontré Wronsky à la gare. Aucun des événements racontés par la suite n’aurait lieu.

2. La surprise provoquée par la lettre révèle le conflit intrinsèque dans la conscience d’Anna, ce tourment qui la définit : Anna est une jeune femme qui aspire à autre chose. Cet objectif implicite et les tourments intérieurs d’Anna constituent les dimensions supplémentaires de son personnage.

La lettre de Stiva et la surprise d’Anna ont pour fonction de nous émouvoir. Dès que nous apprenons le but de son voyage, nous sommes favorablement disposés envers cette jeune femme qui lâche mari et enfant pour accourir au secours du mariage de son frère. Son dévouement, sa compassion, sa générosité nous la rendent sympathique.

Pour certains, ce capital de sympathie est mis à l’épreuve dès l’arrivée en gare de Moscou lorsqu’Anna, femme mariée, se trouble à la vue du jeune officier Wronsky.

Comme nous allons le comprendre plus tard, Anna Karenina est tourmentée par des exigences intérieures d’absolu, d’idéal et d’emportements sensuels.

Tout le contraire de l’image qu’elle donne d’elle à son arrivée, tout le contraire de ce que peut lui offrir son mari Alexei, un homme désenchanté, distant, conventionnel… et affublé « de longues oreilles ».

Mais son éducation chrétienne, son conformisme social et son manque de confiance luttent contre ce qu’elle considère être une « malédiction ».

À l’annonce des aventures extra-conjugales de son frère, Anna se dit surprise. Mais au fond d’elle-même elle ne l’est probablement pas tant que ça. Stiva et elle partagent le même sang, la même « part d’ombre ». Le passage à l’acte de son frère l’effraie autant qu’elle pique sa curiosité.

Jusqu’ à présent, Anna a réussi à diffuser d’elle-même l’image d’une jeune aristocrate vertueuse et conformiste. Elle a aussi trouvé des succédanés au manque d’amour dans son couple, comme la relation fusionnelle qu’elle entretient avec son fils, la personne la plus importante dans sa vie, dit-elle. Mais toujours son insatisfaction et les tentations de ses sens la poursuivent sans qu’elle ne puisse (ne veuille) s’en débarrasser.

Une dimension épique

Anna Karénine est l’héroïne tragique typique :  pas complètement coupable, pas complètement innocente.

La relation de Stiva avec sa femme Dolly fournit à Anna la preuve que fonder une famille convenable est possible malgré tout. Il est possible de vaincre le « monstre » qui les hante tous les deux !

Et maintenant cette bouée de sauvetage se dégonfle. C’est une fêlure dans son tableau incantatoire qu’Anna s’empresse de vouloir colmater.

Elle accourt à Moscou en voulant croire/faire croire qu’elle le fait pour son frère (objectif explicite). Mais en fait cette décision n’est qu’une stratégie, consciente ou non, d' »enquêter » son propre tourment, ses tentations, ses frustrations, sa culpabilité (objectif implicite). C’est aussi une façon de fuir sa propre réalité. Au lieu de remettre en question ses choix personnels (son mari par exemple), tenter de corriger ce qui ne lui convient pas (un divorce) elle opte pour la pérennité des fantasmes et des mensonges (le conformisme social Stiva regrette ce qu’il a fait).

Cette dichotomie réalité-illusion (cohésion/contradiction) fait d’Anna un personnage multidimensionnel, c’est également l’ADN du roman de Tolstoï. Elle a inspiré l’auteur dans son choix des facteurs perturbateurs de l’intrigue dont Anna est la protagoniste. Elle rêve d’un amour torride ? Confrontons-là au fantasme devenu réalité, etc. 

Il est intéressant de constater à quel point le même type de tensions sous-tend les évènements des deux autres intrigues du roman.

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