La Chute de la maison Usher (The Fall of the House of Usher), Edgar Allan Poe, 1839.
L’agent récepteur peut partager les émotions de l’agent narrateur si celles-ci sont provoquées par les enjeux et risques associés au monde de l’intrigue.
En décrivant un évènement intrapersonnel singulier provoqué par la vue d’une maison, l’agent narrateur homodiégétique de la nouvelle de Poe met en garde implicitement l’agent récepteur contre les effets troublants, presque magiques, du monde de l’intrigue. Ce monde pourrait mettre en danger la santé mentale de ceux qui le pénètrent. Une attente/appréhension, typique du genre gothique fantastique, est créée d’entrée chez le∙la lecteur∙rice.
Dès les premières lignes de la nouvelle de Poe, l’agent narrateur homodiégétique décrit les émotions angoissantes qu’il ressent à la vue de la maison de son ami Usher, dans laquelle il va passer les prochains jours. Les émotions qui l’assaillent sont mystérieuses, inexplicables, déstabilisantes. La description de cette expérience illustre tous les constituants d’un évènement.
Tout le temps d’un jour morne d’automne, sombre et sans bruit, où les nuages pendaient, oppressants, bas dans les cieux, j’avais chevauché, seul, à travers une contrée singulièrement triste. Et finalement je m’étais retrouvé, alors que s’avançaient les ombres du soir, en vue de la mélancolique maison Usher.
Pour la poursuite d’un objectif (rejoindre son meilleur ami) un protagoniste a choisi une action (s’y rendre à cheval).
Je ne sais comment cela se fit, — mais, au premier coup d’œil que je jetai sur le bâtiment, un sentiment d’insupportable tristesse pénétra mon âme.
La maison Usher provoque un sentiment insupportable chez le protagoniste (obstacle).
Je dis insupportable, car cette tristesse n’était nullement tempérée par une parcelle de ce sentiment dont l’essence poétique fait presque une volupté, et dont l’âme est généralement saisie en face des images naturelles les plus sombres de la désolation et de la terreur.Je jetai mon regard sur la scène devant moi – sur la maison en elle-même et les simples traits paysagers du domaine – sur les murs lugubres– sur les yeux vides des fenêtres – sur quelques roseaux touffus et sur quelques troncs blancs d’arbres pourris, — j’éprouvais cet entier affaissement d’âme, qui, parmi les sensations terrestres, ne peut se mieux comparer qu’à l’arrière-rêverie du mangeur d’opium, — à son navrant retour à la vie, journalière, — à l’horrible et lente retraite du voile.
La violence du ressenti induit un certain suspense. Cette maison est-elle douée de pouvoirs maléfiques ? Le protagoniste a-t-il commis une erreur en décidant de venir ici ? Que va-t-il lui arriver ?
C’était une glace au cœur, un abattement, un malaise, — une irrémédiable tristesse de pensée qu’aucun aiguillon de l’imagination n’eût pu torturer pour en tirer quelque sublime.
Qu’était donc, — je m’arrêtai pour y penser- ce je ne sais quoi qui m’énervait ainsi en contemplant la Maison Usher ?
La curiosité incite à la réflexion. Des questions rationnelles sont posées.
C’était un mystère tout à fait insoluble, et je ne pouvais pas lutter contre les pensées ténébreuses qui s’amoncelaient sur moi pendant que j’y réfléchissais. Je fus forcé de me rejeter dans cette conclusion peu satisfaisante, qu’il existe des combinaisons d’objets naturels très simples qui ont la puissance de nous affecter de cette sorte, et que l’analyse de cette puissance gît dans des considérations où nous perdrions pied. Il était possible, pensais-je, qu’une simple différence dans l’arrangement des matériaux de la décoration, des détails du tableau, suffit pour modifier, pour annihiler peut-être cette puissance d’impression douloureuse ; et, agissant d’après cette idée,
Le protagoniste a appris quelque chose de cet évènement… du moins le croit-il. Cette révélationva probablement éclairer ses prochaines décisions.
je conduisis mon cheval vers le bord escarpé d’un noir et lugubre étang, qui, miroir immobile, s’étalait devant le bâtiment ; et je regardai — mais avec un frisson plus pénétrant encore que la première fois — les images répercutées et renversées des joncs grisâtres, des troncs d’arbres sinistres, et des fenêtres semblables à des yeux sans pensée.
L’image superficielle, brumeuse, que nous avons de la maison participe à notre sentiment d’inquiétude face à un phénomène mystérieux (enjeux et risque).
Le contraste avec la précision de la description des tourments intérieurs de l’agent narrateur (évènement intrapersonnel) à la vue de la maison complète l’engrenage du cycle attraction-répulsion dans lequel l’auteur-narrateur semble vouloir nous faire tomber (fonction expérience émotionnelle).
Ce ne sont pas tant les capacités de l’agent narrateur à décrire une émotion (la tristesse) ou à pouvoir la comparer aux effets d’une expérience spécifique que nous savons intense, pénible et potentiellement dangereuse pour la santé qui provoquent les conditions de notre réponse émotionnelle ici, mais plutôt la « mise en scène » de la surprise.
L’émotion n’est pas seulement décrite (directement ou par comparaison) mais également « mise en situation ». Elle provoque un événement (surprise) lorsqu’elle fait obstacle au cheminement (action) du protagoniste (« — je m’arrêtai pour y penser, »), puis lorsque le protagoniste constate (action : chercher à comprendre) que son origine ne peut pas être expliquée avec des mots (obstacle : « l’analyse de cette puissance gît dans des considérations où nous perdrions pied »).
Le protagoniste et nous-mêmes reprenons notre chemin, sous les menaces de cette maison dont le pouvoir est de générer de l’imprévu et de l’inexplicable.
… et, agissant d’après cette idée, je conduisis mon cheval vers…
La maison provoque une réflexion angoissante sur la soudaineté d’une émotion dont les racines, bien que profondément arrimées en nous, ne peuvent pas être décrites et expliquées.
La précision ou imprécision des mots renforce la complexité des émotions ressenties.
Au cinéma, l’expressionnisme allemand du début du XXe a tenté de transmettre visuellement les angoisses créées par les lieux en chahutant la réalité.
Voici un exemple tardif de la scène d’ouverture, fortement inspiré du film pionnier de 1920, Le Cabinet du docteur Caligari (Robert Wiene) et dépendant de la subjectivité des émotions de l’agent récepteur (absence d’événements générateurs de surprise).