Les Soprano (1999-2007) série TV créée par David Chase, 86 épisodes, HBO. Ecriture de série télé.
La poursuite d’une valeur spécifique peut procurer un objectif implicite à un personnage bidimensionnel, défini par un objectif unique, concret, générique (par ex. survivre) et par la stratégie employée (par ex. la violence)
Portrait d’un personnage bidimensionnel
Dans cette série phare du début du XXIe, le protagoniste, Tony Soprano, un gangster italo-américain du New Jersey, souffre de crises d’angoisse récurrentes (évènement intrapersonnel) qui risquent de ternir sa réputation de dure à cuire (facteur Enjeux & Risques, objectif explicite : survivre et monter les échelons dans sons monde de gangsters). Il consulte en secret une psychothérapeute (stratégie/action).
Au début de la série, l’intrigue tourne autour de deux évènements pivots (nœuds d’intrigue) : la maladie puis la mort du chef de clan Jackie Aprile, que Tony finira par remplacer, et les crises de panique de ce dernier.
Les six saisons de la série explorent le monde de la Mafia du New Jersey (l’ascension de Tony Soprano au sommet de la hiérarchie et sa carrière en tant que « boss »), le monde personnel de Tony (sa famille, ses maîtresses, ses loisirs, etc.) et son espace mental (ses crises d’angoisse, ses souvenirs d’enfance, ses cauchemars, etc.)
Ces intrigues ne sont pas reliées à une histoire (évènement premier spécifique) qui pourrait les avoir générés. À aucun moment dans la série (et même « au-delà » dans le film « prequel » sur la jeunesse de Tony : The many Saints of Newark, 2021) il ne nous sera expliqué ou montré :
➤ l’évènement qui a décidé Tony à entrer dans la mafia, après avoir été initialement dégoûté par les activités criminelles de son père (dans un « flashback » on le voit même vomir après avoir été témoin de violences instiguées par son père).
➤ l’évènement déclencheur de ses crises de panique (plusieurs suppositions sont avancées, aucune n’est concluante). Ces crises seront quelque peu oubliées pendant de longues sections de la série et les séances de psychothérapie deviennent de simples occasions pour Tony de se confier à une confidente « neutre ».
➤ Les moments (évènement) où les personnes non criminelles de l’entourage de Tony (sa femme, ses enfants, sa thérapeute, etc.), prennent conscience de son appartenance à un groupe de criminels meurtriers, puis décident d’accepter cet état de fait, de ne pas fuir, de ne pas le mettre face à ces actes et leurs conséquences pour les victimes.
Tony est donc un personnage bidimensionnel.
Le protagoniste, stéréotype du mafieux italo-américain, poursuit des objectifs explicites liés à ses activités professionnelles et son rôle familial sans que l’on sache vraiment ce qui l’habite ou le motive à un niveau existentiel (Revanche sociale ? Désir de combler un manque ? Cacher un complexe ? Atteindre un idéal ? Réparer une erreur du passé ? Etc.)
Tony ne semble pas avoir d’objectif implicite, un but qu’un personnage est le plus souvent incapable de décrire, mais que nous (agents récepteurs) pouvons identifier.
Les risques d’un récit au long cours
Lorsque le seul critère de choix des obstacles rencontrés par un protagoniste bidimensionnel est la logique opérationnelle, alors le récit risque de ne pas dépasser le niveau d’une simple chronique illustrative dénuée de tout apport signifiant de la part de l’agent narrateur.
C’est loin d’être le cas de cette série.
Une valeur intrinsèque
La raison en est que l’intrigue ne trouve pas sa cohésion dans son rapport à une histoire, mais dans une valeur clé, si importante, vitale même pour le protagoniste (depuis son enfance il s’y conforme), que sa conservation constitue l’équivalent d’un objectif implicite.
Cette valeur est la loyauté, sans laquelle le monde du crime organisé implose sous l’effet de guerres de clans et autres règlements de compte sanglants.
La loyauté est une valeur primordiale de l’identité de Tony, depuis sa plus tendre enfance, lorsque son père se servait de lui (une forme de trahison) pour dissimuler ses activités criminelles et extraconjugales.
Soumise tout au long des épisodes au test des circonstances de la vie des gangsters du New Jersey et de celle de leurs familles, cette valeur offre à l’agent narrateur l’opportunité d’exposer son propre point de vue sur la question, notamment le rôle de la loyauté comme succédané de la fidélité, considérée comme vaine et irréalisable.
Un critère pour le choix des obstacles
En sélectionnant les obstacles qui procurent les antagonismes les plus signifiants à la valeur « loyauté », le récit n’est pas qu’un simple compte-rendu d’évènements vraisemblables, il devient une argumentation raisonnée sensée soutenir une pensée singulière et personnelle.
En guise d’illustration, voici une liste non exhaustive de domaines explorés tout au long de la série dans l’optique du rôle joué par la valeur « loyauté/fidélité » :
- Le système mafieux sacralise la loyauté lors de « cérémonies du sang ». Dans ce milieu le moindre soupçon de trahison entraîne la mort à coup sûr.
- À la mort de Jackie Aprile, Tony installe son oncle Corrado à la tête de la famille tout en tirant les ficelles derrière son dos (loyauté/fidélité).
- La propre mère de Tony le trahit en fomentant son assassinat. Tony ne peut pas lui en vouloir (fidélité à « la mama »)
- Junior, l’oncle de Tony le tue presque en lui tirant dessus, mais la maladie (Alzheimer) complique le jugement (vraie trahison ou simple « infidélité » de la raison ?)
- Son protégé, et potentiel successeur, le « neveu » Christopher Moltisanti, un jeune homme impulsif et frustré par le manque de reconnaissance de son patron, détourne le contenu de camions placés sous la protection des Soprano. Son acte est considéré comme une simple infidélité, car Christophe reste loyal en payant sa part à son patron.
- Les séances de thérapie amènent les associés de Tony à questionner la loyauté de leur boss : ne passe-t-il pas à sa thérapeute des informations sensibles qui mettent en danger l’organisation ?
- L’importance de la culture italo-américaine, du souvenir des ancêtres immigrés et de la famille restée en Italie tout au long de la série. Les descendants des émigrés italiens restent loyaux à leur pays d’origine.
- Tony est loyal envers sa femme, mais incapable de lui être fidèle.
- La « loyauté » des enfants vis-à-vis des attentes/projections/fantasmes/souhaits de leurs parents (c’est le ressort principal de toutes les situations du foyer familial de Tony).
- L’homosexualité (de l’un des capos de la famille) est-elle une entorse à la loyauté ou juste une infidélité aux valeurs machistes traditionnelles ? (Tony ne partage pas l’avis tranché de ses hommes sur ce sujet).
Etc.