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Exemple de rôle narratif attribué à un personnage secondaire

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L’histoire d’un personnage peut fournir la cohésion qui le lie à un autre.

Winston Smith, protagoniste de 1984, est un fonctionnaire subalterne du Parti, l’organe autocrate d’Océanie, pays totalitaire d’un futur dystopien.

Son objectif explicite est clair : survivre dans un monde dans lequel toute liberté personnelle a été révoquée et où la vie ne tient qu’à un fil. Il n’a pas d’objectif implicite, c’est un personnage bidimensionnel.

Portrait d’un personnage bidimensionnel

Winston se plaint, s’apitoie sur son sort, se morfond dans un fatalisme confortable sans se sentir investi d’une quelconque mission supérieure.

« Il a l’impression de déambuler à travers les forêts du fond des mers, perdu dans un monde monstrueux dont il serait lui-même le monstre. Il est seul. Mort le passé, irreprésentable l’avenir.

Certes il achète en catimini un gros cahier pour y écrire ses pensées, mais cette décision lui a été inspirée par une simple coïncidence : Son télécran, qui surveille ses faits et gestes dans son appartement, a été placé dans une position illogique qui a créé un angle mort, un espace libre de tout contrôle étatique.

D’abord il ne sait pas trop quoi écrire, puis il rédige le compte rendu dépourvu de tout sens critique d’une séance de cinéma de propagande. Une fois remis du choc de son audace, Winston parvient à écrire « comme sous l’effet d’un automatisme » les mêmes litanies qui occupent son esprit depuis de nombreuses années.

Plus tard, lorsqu’il croit reconnaître, dans le simple regard légèrement appuyé d’un membre haut placé du Parti, la preuve d’une complicité avec ses pensées séditieuses, Winston se défile une fois encore et préfère s’en tenir à ses fantasmes.

« …, et Winston n’est déjà plus très sûr que la chose ait eu lieu. Ces incidents n’ont jamais de suite. Ils ne font que le maintenir dans l’idée ou l’espoir qu’il n’est pas le seul ennemi du Parti. »

« Une seule fois dans sa vie, il a tenu en main un document qui établissait la falsification d’un fait historique… » Il aurait pu utiliser cette preuve pour dénoncer les manipulations du pouvoir en place, mais il a choisi de détruire le document et de n’en parler à personne.

Certes, Winston a un passé. À plusieurs reprises il évoque les souvenirs de sa mère « une grande femme sculpturale aux cheveux blonds », disparue pendant les grandes purges des années 1950 quand il avait dix ans. Mais aucun des épisodes dont il se souvient ne semble avoir eu assez d’impacte sur lui pour changer son comportement et constituer l’évènement premier de son histoire. Ces réminiscences se contentent de susciter chez lui une nostalgie amère et sans effet :

« Car la tragédie appartient à une ère révolue où l’intimité, l’amour, l’amitié voulaient encore dire quelque chose et où les membres d’une même famille étaient spontanément solidaires. Le souvenir de sa mère lui déchire le cœur parce qu’elle est morte en l’aimant alors qu’il était trop jeune, trop égoïste pour lui rendre cet amour, et aussi parce que, sans qu’il se rappelle comment, elle s’est sacrifiée à une conception de la loyauté qui lui était toute personnelle et inaltérable. Ces choses-là n’ont plus cours. Aujourd’hui, on connaît la peur, la haine, la douleur, mais aucune dignité dans l’émotion, aucune profondeur ni complexité dans la tristesse. »

Le récit peut continuer ainsi indéfiniment à décrire les différentes formes du mal de vivre du protagoniste, mais pour avancer, l’intrigue a besoin d’évènements.

Une intrigue a besoin d’évènements : Entrée en scène d’un personnage multidimensionnel

La rencontre avec un personnage secondaire, en l’occurrence une relation amoureuse, peut constituer un fait marquant dans la vie du protagoniste, à la condition d’avoir une signification particulière.

Winston ne satisfait pas seulement un besoin d’intimité psychique et physique avec sa nouvelle amie Julia (objectif), il découvre chez elle quelque chose qu’il n’a pas (surprise). Cette découverte sera la première étape vers l’action concrète (nouvel objectif).

Julia, une fille aux allures « hardies », travaille au Service Littérature. Winston la voit souvent avec une clé anglaise, les mains poisseuses de cambouis. Arborant la ceinture rouge vif, emblème des Jeunesses Antisexes, elle lui a déplu dès le premier regard à cause de l’atmosphère qu’elle charrie : sports, hygiénisme, randonnées communautaires, manifestations « spontanées » et banderoles à la gloire du Parti. Peut-être même est-elle une espionne de la «Police de la pensée », pense-t-il ?

Bientôt Winston constate que Julia a la même opinion négative que lui sur le gouvernement. Elle parle du Parti « ouvertement, avec une hostilité au vitriol » qui le rend même nerveux.

Julia n’est pas une intellectuelle et certaines des subtilités d’analyse politique de Winston lui passent par-dessus la tête. Les ramifications de la doctrine du Parti la laissent parfaitement indifférente.

 « On sait très bien que c’est du pipeau alors pourquoi s’en faire ? Elle sait quand il faut applaudir et quand il faut huer, ça suffit. »

Néanmoins, à certains égards, Julia est plus clairvoyante que Winston, et bien moins perméable à la propagande qu’il n’y paraît.

« Un jour qu’il mentionnait la guerre contre l’Eurasie au détour d’une phrase, elle l’a sidéré en déclarant qu’à son avis cette guerre était une pure invention. (…) « avec le seul but de maintenir la population dans la peur ». Il n’y aurait jamais pensé tout seul. »

Winston et Julia se rejoignent plus ou moins au niveau idéologique. Quant à la sexualité (diabolisée par le gouvernement) c’est l’union parfaite. Le côté « corrompu » de la jeune femme n’est pas pour déplaire à Winston, « il l’emplit même d’un fol espoir. »

« Elle arrache ses vêtements et quand elle les envoie promener, c’est avec ce geste magnifique qui semble anéantir toute une civilisation. »

Il comprend que derrière la recherche de la satisfaction sexuelle se cache un acte de (crypto)rébellion au potentiel révolutionnaire.

« J’ai horreur de la pureté, j’ai horreur de la bonté ! Je ne voudrais pas qu’il existe de vertu, nulle part ! Je voudrais que tout le monde soit corrompu jusqu’à l’os » […] « leur étreinte a été une bataille, leur jouissance une victoire. Un coup porté au Parti. Un acte politique. »

Mais c’est autre chose que la jeune femme possède, qui remet en question les certitudes du protagoniste et crée une surprise fertile pour son évolution personnelle :

Julia a un plan de bataille.

Elle est la preuve qu’il est possible de « faire quelque chose », qu’il vaut la peine de prendre des risques pour obtenir ce que le pouvoir et la société lui interdisent.

Pour vivre sa sexualité (objectif), dans un monde qui la considère comme une trahison (obstacle), Julia a décidé de se fabriquer une personnalité (action) qui, bien que contraire à ses opinions personnelles, lui permet de détourner l’attention répressive des gardiens de l’orthodoxie étatique (objectif) .

 « Je le dis toujours, quand on veut avoir la paix, faut savoir hurler avec les loups .»

Au-delà des idées et des pulsions sexuelles, Winston est devant à une femme qui assume ses désirs et parvient à les combler en prenant des risques calculés.

Une intrigue a besoin d’évènements: entrée en scène d’une histoire

Ainsi Winston et Julia sont liés par un facteur de cohésion : tous les deux ont la volonté de résister au pouvoir totalitaire qui les asservit, la différence est que Julia, contrairement à Winston, met en pratique les moyens pour satisfaire ses convictions.

Peut-être que dans le passé Julia pensait comme Winston qu’il n’est pas possible de penser « autrement » dans leur monde corrompu, mais au contraire de lui elle est passée par un processus de réalisation si dévastateur (surprise) qu’il l’a poussé à trouver une parade.

Ceci est son histoire. Elle est née de la prise de conscience, un jour dans son passé, d’un manque si douloureux qu’il a endormi toutes ses peurs et ses réticences à tomber dans l’illégalité.

L’histoire de Julia est celle d’une jeune femme qui a pris la décision de jouir malgré tout et qui agit pour réaliser son souhait.

Comme Winston, l’objectif explicite de Julia est de survivre au jour le jour, mais, a contrario de l’attitude de Winston, elle aussi un objectif implicite qui est de sauvegarder un espace de liberté suffisant pour combler ses besoins relationnels.

Julia possède une dimension que Winston n’a pas. Il en prend conscience et décide d’agir.

Julia « complète » l’univers de Winston en le ramenant sur terre.

« — Tu te souviens, la grive qui chantait pour nous, la première fois, en lisière du bois ?

— Elle ne chantait pas pour nous, répond Julia. Elle chantait pour son plaisir. Même pas. Elle chantait, c’est tout. »

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