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Exemple d’emploi de l’outil espace psychique commun en cohésion avec le monde de l’intrigue dans le but de susciter une réflexion sur ses valeurs

Les termes en italique sont propres à ce site. Vous trouverez leurs définitions dans le glossaire.

La cohésion peut contribuer à la vraisemblance d’un monde fictionnel.

Le monde de l’intrigue du roman de George Orwell est celui d’une société anglaise située dans un avenir fictif et réglementé par un gouvernement autoritaire et omnipotent. La liberté d’expression y est abolie, les citoyens sont espionnés par des caméras et des micros, toute pensée personnelle est systématiquement censurée, la répression féroce, la suspicion, la peur règnent sur les lieux de travail, à la maison et dans les loisirs.

Un monde aussi extrême que celui-ci pose la question de sa vraisemblance, notamment celle de sa viabilité : Comment les gens qui le peuplent supportent-ils mentalement ses règles liberticides ? Pourquoi ne se révoltent-ils pas ? Comment ne perdent-ils pas la tête ?

Il convient donc d’apporter des solutions à cette question, soit des situations en cohésion avec le contexte politico-sociétal ; la cohésion étant ici un des moyens pour résoudre un problème spécifique créé par le monde de l’intrigue et en lien avec les valeurs qui définissent ce monde.

Dans 1984, une de ces situations est appelée « Les deux minutes de Haine ».

Les employés sont rassemblés une fois par jour devant un écran diffusant des images d’ennemis emblématiques du régime (notamment Goldstein, un ancien membre du Parti) et de leurs annihilations par les troupes du gouvernement.

Il n’a pas fallu 30 secondes pour que la moitié de l’assistance commence à cracher sa rage.

Cette occasion est l’une des rares opportunités pour chacun d’exprimer sans retenue des émotions négatives et violentes.

Ce dispositif permet la révélation d’un espace émotionnel, l’état d’esprit, à un certain moment de l’intrigue, d’un groupe de personnages.

Les gens se sont mis à sauter sur place et à hurler à tue-tête pour tenter de couvrir cette voix exaspérante qui provenait de l’écran. Les joues de la petite rousse avaient viré au rose vif, elle ouvrait et fermait la bouche comme un poisson hors de l’eau. Les traits lourds d’O’Brien lui-même s’étaient empourprés.  Il était assis bien droit sur son siège et sa poitrine puissante se gonflait et frémissait comme s’il se préparait à affronter une vague. Derrière Winston, la brune s’est mise à crier : « Espèce de porc ! Espèce de porc ! » Tout à coup, elle s’est emparée d’un gros dictionnaire de néoparler et l’a catapulté contre l’écran où il a rebondi sur le nez de Goldstein. La voix poursuivait, imperturbable. Dans un éclair de lucidité, Winston s’est surpris à brailler avec les autres, et à cogner le barreau de sa chaise du talon.

En plus d’offrir les avantages d’un défouloir cathartique, les « deux minutes de haine » permettent au régime en place de poursuivre son objectif de pouvoir absolu en manipulant et contrôlant les facultés mentales de ses sujets.

Pour rendre supportable cette vie où toute expression authentique est impossible, ces deux minutes offrent un exutoire aux frustrations et autres refoulements qui, en toute vraisemblance, ne manque pas de tourmenter la population.

L’exutoire est en cohésion de complémentarité avec le monde inhibant et répressif de l’intrigue.

Ce pouvoir s’exerce ici en exploitant les caractéristiques des foules mises en évidence par Gustave le Bon dans son ouvrage de 1895, la Psychologie des foules. Le Bon affirme qu’une foule a une « âme » avec des passions et un fonctionnement organique comparable à celui de l’esprit humain. « Peu aptes au raisonnement, les foules sont au contraire très aptes à l’action », écrit-il5. L’individu faisant partie de la foule voit sa conscience s’évanouir, au même titre que celle d’un hypnotisé. Il n’a plus d’opinions ni de passions qui lui soient propres.

Le plus atroce dans ces Deux Minutes de Haine, ce n’est pas qu’on soit obligé d’y participer, mais tout au contraire qu’on ne puisse s’empêcher d’y adhérer. Au bout de trente secondes, plus besoin de faire semblant. Une extase abjecte où se mêle la peur et la vindicte, un désir de tuer, de fracasser les crânes à coups de gourdin, semblent parcourir le groupe comme un courant électrique, et on se transforme à son corps défendant en fou hurleur et grimaçant.

Le pouvoir canalise les frustrations de ses citoyens sur ses boucs émissaires : les ennemis du régime, les soldats des camps adverses, voire même les victimes innocentes des incessants conflits que le Parti entretient avec d’autres régions du globe.

Les comportements extrêmes de l’assemblée nous font réfléchir sur le potentiel de manipulation des foules et de la vindicte populaire.

Pourtant, cette rage et abstraite, c’est une émotion vacante, susceptible de passer d’un objet à l’autre telle la flamme du chalumeau. C’est ainsi qu’il y a un moment où la haine de Winston ne se tourne pas contre Goldstein, mais à l’inverse contre Big Brother, le parti et la Mentopolice; dans ces instants, son cœur le porte vers l’hérétique solitaire et conspué, seul gardien de la vérité et de la santé mentale dans un univers de mensonges. Et pourtant, une minute plus tard il est à l’unisson de ces gens, et prend pour argent comptant tout ce qui est dit de Goldstein. Alors sa haine secrète de Big Brother se mue en adoration, et il croit le voir se dresser invincible et ignorant la peur, solide comme un roc contre les ordres asiates. Goldstein, tout isolé qu’il est, sans défense, lui semble un sorcier maléfique, capable de faire sauter les structures de la civilisation par le seul pouvoir de sa voix.

L’espace émotionnel d’un groupe peut interagir avec le monde intérieur d’un personnage et créer des évènements de type psychique (évènements intrapersonnels)

Pendant la séance d’hystérie généralisée, Winston transfère sa détestation du visage de Big Brother projeté sur l’écran sur une jeune collègue qu’il convoite depuis quelque temps.

D’intenses, de somptueuses hallucinations lui traversaient la cervelle. Il la cognerait à mort à coups de matraque. Il l’attacherait nue à un poteau et la criblerait de flèches tel un sain Sébastien. Il la violerait en l’égorgeant à l’instant de l’orgasme. Il a compris mieux que jamais pourquoi il la hait. Il la hait parce qu’elle est jeune et jolie et asexuée, parce qu’il a envie de coucher avec elle et n’y arrivera jamais, parce que autour de sa taille adorablement souple qui invite à l’enlacer, elle porte l’odieuse ceinture rouge, agressif symbole de chasteté.

Le Parti parvient à brouiller jusqu’aux émotions les plus intimes de ses sujets…

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