De grandes espérances, Charles Dickens, 1860. Chapitre 3.
Les émotions peuvent filtrer un point de vue et inciter quelqu’un à ne voir que ce qui confirme son état d’esprit. Si cette personne est un agent narrateur, le facteur rétention est appliqué à son récit.
L’agent narrateur sélectionne ce qui dans le décor exprime le mieux son ressenti. De la rétention entre en jeu ainsi qu’une propension naturelle du récit à la personnification et autre pathetic fallacy (l’altération des perceptions d’un individu quand il se trouve assailli par une forte émotion).
Alors qu’il est venu au cimetière de son village pour s’incliner devant la tombe de ses parents, le jeune orphelin Pip rencontre un détenu en fuite qui le force à voler des outils et de la nourriture. Le lendemain matin, le garçon rejoint le forçat, mais il s’arrange mal de sa mauvaise conscience (obstacle intrapersonnel).
C’était une matinée de gelée blanche très humide. J’avais trouvé l’extérieur de la petite fenêtre de ma chambre tout mouillé, comme si quelque gobelin y avait pleuré toute la nuit, et qu’il lui eût servi de mouchoir de poche.
L’agent narrateur-descripteur choisit dans son environnement ce qui illustre le mieux son état d’esprit du moment (l’humidité omniprésente, comme sa mauvaise conscience) et renforce son intention en nous faisant imaginer l’(horrible) visage d’un monstre qui a pleuré (comme lui) toute la nuit.
Je retrouvai cette même humidité sur les haies stériles et sur l’herbe desséchée, suspendue comme de grossières toiles d’araignée, de rameau en rameau, de brin en brin ; les grilles, les murs étaient dans le même état, et le brouillard était si épais, que je ne vis qu’en y touchant le poteau au bras de bois qui indique la route de notre village, indication qui ne servait à rien, car on ne passait jamais par là. Je levai les yeux avec terreur sur le poteau, ma conscience oppressée en faisant un fantôme, me montrant la rue des Pontons.
Pip ne décrit que ce qui lui sert à représenter son ressenti. Ce point de vue limité est censé nous faire partager une impression d’enfermement dans la conscience (l’assujettissement est un des thèmes du roman). Pip est comme piégé par une immense toile d’araignée, étouffé par un épais brouillard qui l’empêche de se mouvoir librement. Le panneau ne pointe pas seulement en direction de son village, mais aussi vers les Pontons, des bateaux-prisons qui mouillent au large.
Le brouillard devenait encore plus épais, à mesure que j’approchais des marais, de sorte qu’au lieu d’aller vers les objets, il me semblait que c’étaient les objets qui venaient vers moi. Cette sensation était extrêmement désagréable pour un esprit coupable. Les grilles et les fossés s’élançaient à ma poursuite, à travers le brouillard, et criaient très distinctement : « Arrêtez-le ! Arrêtez-le !… Il emporte un pâté qui n’est pas à lui !… »
Le point de vue sélectif de l’agent narrateur-descripteur transforme le décor en une vision fantasmagorique et paranoïaque, une métaphore de son monde intérieur.