Nineteen Eighty-four (1984), George Orwell, 1946, Secker & Warburg.
Ou comment générer de l’émotion en confrontant les traits d’un protagoniste aux valeurs du monde auquel il appartient.
Dans le monde « contre-utopique » d’Airstrip One, province d’Océania (ex Angleterre), la population est surveillée en permanence par des caméras, des micros, des espions de tout poil et le regard perçant du leader Big Brother, dont le portrait est affiché partout.
Les méthodes expéditives de la Police de la Pensée inspirent une terreur si grande qu’elle tue dans l’œuf tout délit d’opinion parmi les citoyens. Le gouvernement au pouvoir (le Parti) réécrit l’histoire et diffuse sa propagande complotiste sur des postes de télévision qu’il est impossible d’éteindre.
Le monde de l’intrigue calque ses règles sur celles des régimes totalitaires (contrôle de l’information, restriction des libertés, répressions diverses, économie étatique), tandis que Winston Smith, le protagoniste, fonctionnaire au ministère de la Vérité, apparaît avant tout comme un être humain typique, un monsieur tout le monde, un antihéros pétri de contradictions, dans lequel nous pouvons tous nous reconnaître.
Orwell a-t-il construit le monde de l’intrigue de 1984 autour de ce personnage, ou a-t-il adapté le personnage au monde qui l’entoure ? Ce qui nous importe ici c’est de démontrer le lien de cohésion qu’entretiennent les traits de caractérisation de Winston et les spécificités du monde de l’intrigue.
Au début du roman, Winston n’est pas un dissident ou un idéologue, il n’a pas encore rejoint la Fraternité, cet obscur groupuscule de renégats qui, il va s’avérer, n’est rien d’autre qu’une fabrication du régime en place. Winston se comporte comme n’importe quelle personne jouissant de toutes ses facultés humaines, à savoir qu’il…
… pense,
…se plaint sans agir,
… laisse libre court à sa curiosité,
et à ses désirs,
… s’interroge sur son identité et ses racines,
… a la conscience de sa propre mort,
… triche,
… souffre.
Le problème, c’est qu’aucun de ces traits n’est légitime ou acceptable dans le monde de « Big Brother » et que chacun d’eux est susceptible d’être lourdement puni au mépris de toute notion de proportionnalité.
Le type de cohésion qui lie les deux mondes, celui de l’intrigue et celui du protagoniste, est l’incompatibilité.
Winston est un être humain prisonnier d’un milieu qui n’a plus rien d’humain et travaille systématiquement à éliminer chez ses sujets tout réflexe propre à leur espèce.
C’est cette coexistence impossible qui crée les principaux évènements de l’intrigue et notre empathie.
Les contradictions entre la nature profonde du personnage et ses comportements sont les résultats de l’influence du milieu sur l’individu, la lente contamination de son âme, le broyage d’un être par un système autocrate.
Voici quelques exemples de cette « caractérisation » en cohésion de type incompatibilité :
« Caractérisation » : Winston aime les livres, il s’intéresse au langage. C’est un intellectuel cultivé qui ne veut pas seulement comprendre « comment », mais aussi le « pourquoi ».
Monde de l’intrigue : Le Parti impose une nouvelle langue (La Novolangue) obtenue en simplifiant l’ancienne à l’extrême et en tirant parti des ambiguïtés ainsi obtenues pour instrumenter les facultés de raisonnement des locuteurs. Il n’y a pas de lois en Océanie. Le pouvoir en place n’est pas légitimé, les citoyens sont tenus dans l’ignorance des valeurs de la société (le « pourquoi »)
Contradictions : Winston s’intéresse de près à la Novolangue et la pratique malgré son caractère foncièrement simpliste et manipulateur. Il se lie même d’amitié avec l’un de ses concepteurs.
« Caractérisation » : Winston pense et parle souvent du passé. Il est nostalgique du Londres de son enfance. Il se rend dans une brocante pour y acheter des objets anciens. Quand son amante, Julia, lui demande à quoi sert un objet qu’il a acheté, il répond :
— Rien de spécial, je crois. Ça ne servait à rien de précis, je veux dire. C’est bien ce qui me plaît. C’est un petit bout d’histoire qu’ils ont oublié de récrire. Un message venu d’un autre siècle, pour qui saurait lire.
Il enquête sur un vieil article du Times qui apporte la preuve de la falsification des évènements du passé par le pouvoir en place et la fabrication des crimes dont avait été accusé un groupe d’anciens membres du Parti devenus dissidents.
Monde de l’intrigue : Le passé est strictement réécrit pour servir les thèses de la politique répressive du parti au pouvoir.
Contradictions : Winston, qui dit aimer son métier, participe à la corruption de la mémoire: sa tâche est de réécrire les archives du journal officiel, The Times, et de jeter les originaux dans une fournaise.
« Caractérisation » :Winston écrit son journal dans un vieux cahier, à la plume (pour ne pas griffer le papier avec un stylo…)
Monde de l’intrigue : Les citoyens se contentent des informations diffusées par les « téléscreens», les livres sont interdits ou créés par des machines, les écrits qui servent au pouvoir sont enfermés dans des archives interdites. Winston utilise une machine, le « parlecrire » et n’écrit des notes que très rarement.
Contradictions : Winston jette les originaux du Times dans un trou appelé « Le trou de mémoire ».
« Caractérisation » : Winston est sensible à la poésie. Il est touché par une comptine que son grand-père lui disait quand il était petit.
Monde de l’intrigue : Le télécran diffuse à longueur de journée des rapports de faits d’armes, le bilan des plans quinquennaux, des discours de propagande, des slogans, de la musique militaire… Winston dit n’avoir jamais entendu un membre du parti chanter,
Contradictions : Winston trouve agréable à l’oreille une « navrante » rengaine populaire « composée hors de toute intervention humaine par un appareil, le versificateur. »
« Caractérisation » : Winston est ému par certains paysages, la nature, le chant des oiseaux. Il rêve de la « Contrée dorée » un pâturage ensoleillé où il rencontre une brune qui a un geste sublime propre à anéantir Big Brother.
Monde de l’intrigue : Dans le paysage urbain « toute couleur s’est retirée sauf celle des affiches placardées partout ». Les hélicoptères de la police survolent Londres, les…
… enfilades de maisons du XIXe siècle vermoulues, leurs flancs étayés par des madriers, les carreaux de leurs fenêtres remplacés par des cartons et leurs toits en tôle ondulée, leurs jardins en délire aux murs de guingois qui s’écroulent.
« Caractérisation » Winston souffre physiquement (dos, ulcère variqueux). Il a cinq fausses dents. Il a la phobie des rats. Il éprouve de fortes émotions intérieures (colère, tristesse, joie).
Et ce qu’il désire, lui, plus encore que d’être aimé, c’est fracasser ces murailles de vertu, ne serait-ce qu’une fois dans sa vie.
Monde de l’intrigue : L’expression des émotions, considérées comme des faiblesses improductives, est interdite.
Ne rien laisser paraître de ses sentiments est une seconde nature…
La police des Pensées emmène les suspects dans la chambre 101 pour les torturer en les confrontant à leurs phobies.
Contradictions : Winston participe aux deux minutes de Haine, la séance obligatoire de cinéma au cours de laquelle chacun doit exprimer, haut et clair, sa haine des ennemis du peuple :
Dans un éclair de lucidité, Winston s’est surpris à brailler avec les autres, et à cogner le barreau de sa chaise du talon.
II confesse à son amante qu’il a voulu pousser sa femme depuis une falaise, mais qu’il y a renoncé « — Alors pourquoi tu regrettes de ne pas l’avoir fait ?
— Uniquement parce que je préfère le positif au négatif.
Il a intégré, malgré tout, la rhétorique de la négativité des émotions diffusée par le système politique.
« Caractérisation » : Winston assume ses désirs sexuels. Il explique avoir mal supporté les réticences physiques et l’idéologie anti-sexe de sa femme.
«Allongée les yeux clos sans résister ni coopérer, elle subissait.
Il fait l’amour avec une prostituée malgré les risques encourus, l’âge avancé de l’intéressée et sa bouche sans dent.
Monde de l’intrigue : Le but du gouvernement d’Océanie est d’empêcher les hommes et les femmes de former des alliances qui échapperaient à son contrôle et de vider l’acte sexuel de tout plaisir. Les mariages doivent recevoir l’aval du Parti et seront refusés si basés sur l’attirance physique. Les « Jeunesses Antisexes » prônent la chasteté absolue et l’insémination artificielle. La pulsion sexuelle est un gaspillage d’énergie et un danger pour le Parti.
Contradictions : Winston dit qu’il aurait pu vivre avec sa femme « à la condition de convenir qu’ils resteraient chastes », mais c’est elle qui, malgré son blocage sexuel, insiste pour qu’il continue pour « faire une enfant ». Winston est misogyne. Il ne fait pas confiance aux femmes, car il est convaincu qu’elles sont les plus fidèles gardiennes des thèses du Parti.
« Caractérisation » : Winston vit seul et apprécie la solitude qui lui permet de réfléchir et d’écrire son journal.
Monde de l’intrigue : La culture du régime a rendu obligatoires les activités communautaires, les groupes de discussion, les conférences politiques, de la gymnastique de groupe.
Contradictions : Alors qu’il la soirée au Centre communautaire, « L’âme vrillée pas l’ennui, il n’éprouve cependant pas, pour une fois, la tentation d’esquiver la soirée… » Winston en arrive à apprécier la sécurité de conformisme.
« Caractérisation » : Winston est fataliste. Il croit qu’il ne pourra pas échapper à la Police de la Pensée et qu’il a être évaporé comme tous les autres avant lui. Il croit sa mort imminente.
Monde de l’intrigue : La croyance que quelque chose peut aller mal va à l’encontre de l’optimisme, valeur suprême érigée par le Parti.
Contradictions : C’est l’issue prédestinée et inévitable qui motive Winston à prendre des risques atypiques.
Maintenant qu’il s’est reconnu comme un homme mort, il s’agit de rester vivant le plus longtemps possible. »
« Caractérisation » : Winston fait des suppositions sur la base de simples apparences (le comportement d’O’Brien lui fait croire qu’il est un rebelle).
Il offre l’apparence de quelqu’un à qui on aimerait parler si on parvenait à ruser le télécran pour se trouver en tête à tête avec lui. »
Monde de l’intrigue : Tout le monde se méfie de tout le monde. Même les parents risquent de se faire livrer à la Police des Pensées par leurs enfants pour manque d’orthodoxie.
Contradictions : Winston doute de tout le monde, sauf d’O’Brian qui deviendra son bourreau.
« Caractérisation » : Winston comprend et apprécie la complexité des gens (son ex-femme, sa mère), leur humanité enfouie derrière la carapace forgée par l’endoctrinement et le désespoir.
Car la tragédie appartient à une ère révolue où l’intimité, l’amour, l’amitié voulaient encore dire quelque chose et où les membres d’une même famille étaient spontanément solidaires. Le souvenir de sa mère lui déchire le cœur parce qu’elle est morte en l’aimant alors qu’il était trop jeune, trop égoïste pour lui rendre cet amour, et aussi parce que, sans qu’il se rappelle comment, elle s’est sacrifiée à une conception de la loyauté qui lui était toute personnelle et inaltérable.
Monde de l’intrigue : Le Parti travaille à éliminer toute complexité.
Ces choses-là n’ont plus cours. Aujourd’hui, on connaît la peur, la haine, la douleur, mais aucune dignité dans l’émotion, aucune profondeur ni complexité dans la tristesse. »
Il inculque ses préceptes aux enfants :
Les enfants d’aujourd’hui sont presque tous odieux. Le pire, c’est qu’embrigadés dans des mouvements comme les Espions, ils se changent en sauvageons ingouvernables qui, paradoxalement, ne songent pas une seconde à se révolter contre la discipline du Parti. Au contraire ils adorent le Parti et tout ce qui lui est lié. Les chants, les défilés, les banderoles, des randonnées l’entraînement avec des fusils factices, les slogans aboyés, le culte de Big Brother, ils n’y voient qu’un jeu superlatif.
Contradictions : Lorsque Winston rencontre O’Brien, qu’il croit être l’un des personnages importants de la Fraternité, il jure qu’il est prêt à commettre toutes les atrocités pour servir la cause du mouvement de résistance souterraine : commettre des meurtres, des sabotages qui pourraient entraîner la mort d’innocents, corrompre la jeunesse, distribuer des drogues addictives, encourager la prostitution et même jeter du vitriol au visage d’un enfant.
Au nom de l’amour, de la liberté et de l’affirmation de son humanité, Winston est prêt à utiliser plus ou moins les mêmes armes que son pire ennemi.
Si tu ressens qu’il vaut la peine de rester humain quand bien même ça ne t’avance à rien, alors tu les as vaincus.