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Faire planer un doute sur le type d’un évènement pour en accentuer l’impact émotionnel

Les termes en italique sont propres à ce site. Vous trouverez leurs définitions dans le glossaire.

Transmettre les hypothèses d’un protagoniste sur les intentions inconnues d’un autre personnage (facteur rétention) peut être un moyen de révéler l’état d’esprit du premier.

En 1984, dans une Angleterre ravagée par une guerre sans fin, un régime totalitaire, inspiré du stalinisme et du nazisme, s’est mis en place et contrôle tous les aspects de la vie de ses citoyens. Les espions sont partout, des affiches rappellent à tous que « Big Brother vous regarde” (Big Brother is watching you).

Les employés d’un ministère sont rassemblés une fois par jour devant un écran de cinéma pour visionner des images de Goldstein, un ennemi emblématique du régime, et de l’annihilation ultraviolente des populations ennemies. Cette séance, appelée les « Deux Minutes de Haine », donne lieu à des réactions violentes de la part du public, qui saisit cette opportunité pour se défouler.

Le protagoniste, Winston Smith, un petit fonctionnaire aux idées séditieuses, y participe malgré lui.

Lors des Deux Minutes de Haine, il ne peut s’empêcher de partager le délire général, mais cette mélopée indigne de l’humain l’emplit d’horreur. Certes il a chanté comme les autres, comment faire autrement ? Dissimuler ses sentiments, contrôler l’expression de son visage, se conduire comme tout le monde, l’instinct le lui dicte. Mais il a eu un laps de deux secondes, peut-être, où son regard aurait pu le trahir. Et c’est précisément à cet instant que le phénomène remarquable s’est produit – s’il s’est effectivement produit.

Un jour, un évènement se produit dans la vie de Winston : juste au moment où son regard las et désabusé « aurait pu » le trahir, un autre participant, O’Brien, cadre haut placé du Parti, le regarde…

Il a croisé le regard d’O’Brien. L’homme s’était levé. Il avait retiré ses lunettes et il était en train de les repositionner sur son nez avec ce geste qui lui est caractéristique. Mais pendant une fraction de seconde, ils ont échangé un regard… 

Le regard d’O’Brien ouvre un gouffre dans lequel Winston se précipite sans hésitation :

… et dans le même temps, Winston a deviné – il en a été certain – qu’O’Brien pensait comme lui. Un message clair venait de passer. On aurait cru que leurs esprits s’étaient ouverts et que les pensées de l’un coulaient vers l’autre par leurs yeux. « Je suis avec toi, semblait lui dire O’Brien. Je sais exactement ce que tu éprouves, je connais ton mépris, ta haine, ton dégoût, mais sois tranquille, je suis de ton côté.

Winston voit d’abord ici un évènement interpersonnel positif. Le regard d’O’Brien est un « adjuvant » qui crée une surprise inespérée dans ce contexte : contre toute attente, quelqu’un pense comme lui !

La hâte du protagoniste à interpréter cet échange de regard, somme toute anodin, dans le sens de son fantasme, en dit long sur ses besoins relationnels.

Elle fait aussi instantanément naître un doute.

Le mystère des intentions réelles d’O’Brien ouvre de nouvelles perspectives aux yeux de Winston.

Si O’Brien se révèle être un antagoniste, membre de la Police de la Pensée à l’affut des dissidents, alors l’évènement serait provoqué par Winston lui-même (pour lui il n’y a pas de mystère, O’Brien est un sympathisant), et constituerait un évènement intrapersonnel. Il aurait été provoqué par une forme de transfert psychanalytique, un report des désirs refoulés de Winston sur O’Brien, figure paternelle (Il n’évoque jamais son propre père…)

Le facteur mystère appliqué à ce type d’évènement permet de faire partager l’état de frustration et de confusion d’un protagoniste isolé, en recherche d’alliés. Sa précipitation témoigne d’un désir ardent qui lui fait oublier toute prudence.

Mais cet instant d’égarement ne dure pas longtemps, et Winston reprend en compte le facteur mystère.

… Rien de plus, et Winston n’est plus très sûr que la chose ait eu lieu. Ces incidents n’ont jamais de suite. Ils ne font que le maintenir dans l’idée ou l’espoir qu’il n’est pas le seul ennemi du Parti (…)  L’espace d’une ou deux secondes, ils ont échangé un regard ambigu, point final. Mais il n’en faut pas plus pour constituer un évènement mémorable dans la solitude carcérale qui est son lot.

À ses yeux, l’évènement interpersonnel n’est plus vraiment un évènement, juste une anecdote fantasmatique récurrente.

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