Vers le phare (To the Lighthouse) Virginia Woolf, 1927, trad. F. Pellan
« Focalisation interne illimitée » : L’agent narrateur et plusieurs personnages de l’intrigue (facteur nombre) ont accès aux pensées de tous les personnages.
Oui, bien sûr, s’il fait beau demain », dit Mrs Ramsay. « Mais, ajouta-t-elle, il faudra que tu te lèves à l’aurore.
La première phrase du roman de Virginia Woolf est une parole du présent de l’intrigue – la famille Ramsay et leurs invités sont rassemblés sur la terrasse de leur maison de vacances en Ecosse – rapportée par un agent narrateur.
À première vue, cet agent, qui n’est pas un personnage de l’intrigue, jouit de la capacité de connaître les pensées, les émotions des personnages et de nous les décrire (« focalisation interne »)
À ces mots, son fils ne se sentit plus de joie…
Les pensées des personnages sont le centre d’intérêt principal du récit. Peu de place est accordée à la composante purement narrative, à savoir les actions. Les pensées sont décrites en détail et en suivant scrupuleusement le fil du raisonnement de ceux qui les produisent.
L’un des thèmes développés par le récit concerne le rôle joué par les émotions intériorisées dans les rapports des individus à la réalité et notamment dans le cadre de leurs relations aux autres :
Comme il appartenait déjà, à l’âge de six ans, au vaste clan de ceux dont les sentiments ont tendance à empiéter les uns sur les autres, et qui ne peuvent empêcher les perspectives d’avenir, leurs joies et leurs peines, de brouiller la réalité présente ; comme pour ces gens-là, si petits soient-ils, le moindre tour de la roue des sensations a le pouvoir de cristalliser et fixer l’instant sur quoi porte son ombre ou sa lumière…
Parfois la frontière n’est pas clairement marquée entre les mondes intérieurs des personnages et celui de la réalité de l’intrigue.
(…) James Ramsay, assis par terre à découper des illustrations dans le catalogue des « Army and Navy Stores », investit l’image d’un réfrigérateur, tandis que sa mère parlait, d’un bonheur suprême.
Premier piège pour le∙la lecteur∙rice inattentif (pris par ses pensées ?) : Madame Ramsay ne parle pas de bonheur suprême… C’est la première superposition, d’une très longue série, dans la même phrase, de mondes distincts : Le monde intérieur de James qui trouve le bonheur dans son travail de découpage, le monde de l’intrigue dans lequel Madame Ramsey parle, et le monde de l’agent narrateur qui interprète / décrit ce qu’il×elle voit (en faisant souvent recours au « discours indirect libre »)…
Le parti-pris est clair : le récit se fera à travers de multiples points de vue dirigés en direction de multiples « cibles » (« focalisation interne illimitée »).
Le regard analytique de Madame Ramsey est central dans la première partie de l’ouvrage, qui en compte trois, mais l’agent narrateur ne se privera pas de nous faire adopter les regards et les pensées de n’importe lequel des autres personnages et à n’importe quel moment.
… avec son grand front, ses yeux bleus farouches, parfaitement francs et limpides, et ce léger froncement de sourcil devant le spectacle de la fragilité humaine, au point que sa mère, le regardant guider précisément ses ciseaux autour du réfrigérateur, l’imaginait siégeant au tribunal, tout de rouge et d’hermine vêtu, ou décidant de mesures difficiles et cruciales à un moment critique pour la nation.
Depuis la description de James par l’agent narrateur, nous glissons dans l’imaginaire de Madame Ramsay. Le premier point de vue se dilue dans le second, sans que l’on puisse déterminer avec certitude quand s’arrête la perspective « interne » et surhumaine (pouvoir lire les pensées des autres) de l’agent narrateur et quand commence celle, forcément subjective et limitée par les capacités humaines, de la mère de James.
Plus loin, Madame Ramsey réagit à l’objection faite par son mari (selon lui la météo du lendemain ne permettra pas cette expédition sur l’ile au phare tant attendu par James) et l’acquiescement du jeune Tansley, un de leurs invités de vacances, impopulaire auprès des huit enfants des Ramsey.
Oui c’était tout de même vrai qu’il disait des choses désagréables, Mrs Ramsey en convenait ; c’était odieux de sa part de retourner le fer dans la plaie et d’ajouter encore à la déception de James ; mais d’un autre côté elle n’admettait pas qu’on le tourne en dérision. « L’Athée », c’est ainsi qu’ils l’appelaient ; « le petit athée ». Rose se moquait de lui… Prue se moquait de lui (…) Sottises » dit Mrs Ramsay sur un ton de grande sévérité.
Sans nous avertir, grâce à un « débrayage énonciatif », l’agent narrateur laisse la place à la narration d’un personnage de l’intrigue. Soudain, alors que Madame Ramsey écoute les hommes parler météo sur la terrasse, elle fait allusion à une conversation qui a eu lieu précédemment avec ses enfants à propos de Tansley…
Ainsi, dans le même paragraphe se mélange le moment de l’intrigue lorsque le père de James réagit à sa demande de naviguer vers le phare et un épisode du passé de l’intrigue lorsque Madame Ramsey prend la défense de Tansley face aux critiques et moqueries de ses enfants. Il faut noter la présence de l’agent narrateur, « transporté » lui aussi dans cet espace mémoriel…
Les pensées permettent ainsi de voyager dans le temps et les mondes différents, de faire des parenthèses narratives sous la forme de récits enchâssés (Madame Ramsey et ses enfants parlent de Tansley lors d’un repas) tout en prenant part au présent de l’intrigue, et ceci sans égard pour une compartimentation syntaxique rigoureuse.
Elle aurait aimé qu’ils les laissent tranquilles, James et elle et se remettent à discuter entre eux. Elle le regarda, c’était vraiment un pauvre type, disaient les enfants, tout efflanqué et mal fichu.
Dans la même phrase : les pensées de madame Ramsey, le récit de l’intrigue (« Elle le regarda ») et un discours du récit enchâssé du repas au cours duquel les enfants avaient laissé libre cours à leurs critiques envers Tansley.
Sitôt le repas terminé, les huit fils et filles de Mr et Mrs Ramsay quittaient la table, furtifs comme des cerfs…
Enchâssé dans la scène de la terrasse dans laquelle est évoquée l’expédition au phare, le récit – pensé par Madame Ramsey – de sa discussion avec ses enfants continue et enchaîne ensuite sur le récit – aussi pensé – d’une « petite escapade » à la ville en compagnie de Tansley, à qui elle narre les évènements remarquables de la vie d’un autre invité, M. Carmichael.
Cela le flattait ; après l’humiliation qu’il venait de subir, l’idée que Mrs Ramsay lui raconte tout cela lui faisait l’effet d’un baume. (…) Elle lui permettait de se sentir plus satisfait de lui-même qu’auparavant…
C’est maintenant les pensées du jeune universitaire qui nous sont transmises, soit par le canal du point de vue de l’agent narrateur, soit par celui de Tansley, soit par celui de Madame Ramsay qui semble avoir délivré au jeune homme exactement ce qui flatte son égocentrisme.
Le récit donne l’impression d’une réalité chaotique et imprévisible dont les personnages sont comme enfermés dans leurs ruminations.
La multiplication des points de vue est en cohésion avec le monde intérieur de Madame Ramsey, une femme brimée, partagée entre ce qu’elle pense vraiment et ce qu’elle peut dire, prisonnière d’une relation conjugale dans laquelle la communication est devenue impossible, ou tout simplement, comme Wolf l’appelait : « La vie telle qu’elle est quand n’y prend pas part ». Woolf, Virginia. ‘The Cinema’. 1926. Collected Essays II. London: Hogarth, 1966, 267–72.