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Lorsque les évènements révèlent la face cachée des personnages

Les termes en italique sont propres à ce site. Vous trouverez leurs définitions dans le glossaire.

Le facteur rétention (« sous-texte ») peut être appliqué à un évènement pour transmettre des éléments de « caractérisation ».

L’agent narrateur choisit de décrire, de montrer – ou non – les attributs et valeurs d’un personnage. Si les traits ne sont pas explicitement présentés (facteur rétention) ils doivent être « déduits » par l’agent récepteur (les informations sont en « sous texte »).

C’est notamment le cas des évènements qui ont le pouvoir de révéler l’essence des protagonistes grâce à la pression (l’imprévu, l’imprévisible, le mystérieux) qu’ils exercent sur eux∙elles.

Quand les actions « caractérisent »…

Chaque constituant d’un évènement ou nœud narratif est potentiellement porteur de sens implicite et peut ainsi contribuer à enrichir notre compréhension de la personnalité, des motivations, des conflits internes des personnages. Il s’agit d’une « caractérisation » qui est « dans l’action » plutôt que d’être « dans le descriptif ».

Au début de la première scène du roman de Steinbeck (l’épure d’une pièce de théâtre à l’origine) deux hommes arrivent sur la rive d’une rivière de la Californie profonde au temps de la Grande Récession.

Bien que leurs habits soient identiques, leurs physiques ne peuvent pas être plus dissemblables : tout est « défini » chez le menu et osseux George, alors que l’informité caractérise le géant Lennie (« caractérisation » descriptive).

Aussitôt trois questions se posent :

  1. Qui sont-ils?
  2. Que veulent-ils?
  3. Quelle est la nature de leur relation?

Les réponses aux deux premières questions sont données dans les premières lignes du texte : ils portent les habits et les baluchons typiques des travailleurs saisonniers. George doit réexpliquer sans cesse leurs projets à Lennie, véritable passoire mémorielle.

La troisième réponse doit être déduite des actions (verbales la plupart) et des réactions des personnages. C’est sur le sous texte des évènements de la scène, la plupart de type interpersonnel, que l’agent récepteur doit s’appuyer pour comprendre le fonctionnement de cette relation improbable.

Actions et fonction cognitive

Notons que cette première scène de l’arrivée au bord de la rivière n’est pas indispensable à la compréhension de l’intrigue. Les macro-évènements qui la constituent semblent choisis par l’agent narrateur dans le but de nous introduire (par l’application du facteur rétention sous-texte) dans les mondes intérieurs des deux personnages et dans monde de l’intrigue.

Bien que de l’émotion puisse percer ici ou là (on peut compatir au handicap mental de Lennie et aux conséquences qu’il a sur l’existence de George), c’est avant tout une tâche de raisonnement qui est demandé à l’agent récepteur, l’analyse d’une relation porteuse des stigmates d’une impasse existentielle, donnée thématique centrale du roman.

[George] enleva son chapeau et en essuya le cuir avec l’index qu’il fit claquer pour en faire égoutter la sueur. Son camarade laissa tomber ses couvertures et, se jetant à plat ventre, se mit à boire à la surface de l’eau verte. Il buvait à grands coups, en renâclant dans l’eau comme un cheval.

— Lennie, dit-il sèchement, Lennie, nom de Dieu, ne bois pas tant que ça (…) Tu vas te rendre malade comme la nuit dernière.

L’évènement interpersonnel : George n’a pas le temps de se remettre de leur longue marche au soleil (objectif) que Lennie fait une « bêtise » (obstacle) qui provoque une réaction immédiate de George (nouvel objectif).

Le « sous-texte » de l’évènement :George est attentif au bien être de son compagnon, il le parente. Plus tard on découvrira qu’il a conservé sa carte de travail pour éviter qu’il ne le perde, qu’il lui interdit de tripoter des souris mortes, qu’il lui fait à manger… George est convaincu (veut se convaincre) que Lennie a besoin de lui.

(…) si ce salaud de conducteur avait su ce qu’il disait (…) c’est qu’il ne voulait pas s’arrêter à la grille du ranch. Bien trop feignant pour ça. (…) J’parie qu’il y avait plus de quatre milles. Il fait bougrement chaud.

— George ?

— Oui, qué que tu veux ?

— Où c’est-il qu’on va George ?

D’une secousse le petit homme rabattit le bord de son chapeau et jeta sur Lennie un regard menaçant.

— Alors, t’as déjà oublié ça, hein ? Il va falloir encore que je te le redise ? Nom de Dieu, ce que tu peux être con tout de même !

George veut s’apitoyer sur son sort (objectif). Lennie lui pose une question sur quelque chose qui avait déjà été décidé (obstacle). George lui fait des reproches et l’insulte.

La mansuétude de George a ses limites. Le handicap de son compagnon l’exaspère. Il n’arrive pas à s’y faire. Ou peut-être utilise-t-il cette opportunité pour manifester sa colère ? Les sentiments de George pour Lennie sont ambivalents.

— C’est bon , c’est bon. Je vais te l’redire : J’ai rien à faire. Autant passer mon temps à te dire les choses, et puis tu les oublies, et puis faut que je te les redise.

— J’ai essayé et essayé, dit Lennie, seulement ça a servi de rien. J’me rappelle les lapins, George.

— Fous-moi la paix avec tes lapins. Y a que ça que tu peux te rappeler, les lapins. Allons !

George reproche à Lennie son manque de mémoire (objectif). Mais Lennie se souvient des lapins (obstacle) et George lui reproche de s’en souvenir (nouvel objectif).

Le fait que Lennie se souvienne des lapins semble particulièrement contrarier George. Pourquoi ? Le facteur rétention-mystère est appliqué ici. Ces deux personnages partagent des souvenirs communs.

George s’allongea sur le sable et mit ses mains sous sa tête, et Lennie l’imita, levant la tête pour voir s’il faisait bien les choses comme il le fallait.

— Bon Dieu, tu peux dire que t’es dérangeant, dit George. Si j’t’avais pas à mes trousses, j’pourrais me débrouiller si bien, et si facilement. J’pourrais avoir une vie si facile, et avoir une femme peut-être bien.

George veut se détendre, mais la seule présence de Lennie l’importune.

George reproche à Lennie de l’empêcher d’être libre, d’« avoir » une femme, implicitement de fonder une famille, donc de s’attacher à quelqu’un, de se fixer… George utilise ces valeurs pour rejeter Lennie. Est-ce là leur seule fonction ?

Il entendit Lennie pleurnicher et il se retourna vivement.

— V’la que tu brailles comme un bébé ! Nom de Dieu ! Un grand gars comme toi !

Les lèvres de Lennie tremblotaient, et il avait les yeux pleins de larmes.

— Oh Lennie !

George posa la main sur l’épaule de Lennie.

— Je l’ai pas prise pour être méchant. Cette souris est pas fraîche, Lennie, et en plus, tu l’as toute abîmée à force de la caresser. T’as qu’à trouver une autre souris, une fraîche, et j’te permettrai de la garder un petit peu.

L’émotion de Lennie est un obstacle qui déclenche un changement brusque d’objectif chez George. Cet évènement est de type intrapersonnel. L’émotion de Lennie provoque quelque chose en lui. Il abandonne les remontrances et devient plus arrangeant.

Cette sensibilité aux émotions de Lennie est confirmée quelques lignes plus tard:

Sa colère tomba brusquement. Par-dessus le feu, il regarda la figure angoissée de Lennie, puis, honteux, il baissa les yeux vers les flammes.

Peut-être que George culpabilise à cause de ses propres émotions et comportements. Une forme de vulnérabilité se précise chez ce personnage.

— Moi j’les aime avec du coulis de tomates.

— Eh bien, on n’en a pas, dit George avec colère. T’as toujours envie de ce qu’on n’a pas.

Bon Dieu, si j’étais seul, ce que la vie serait facile ! J’pourrais me trouver un emploi et travailler. J’aurais pas d’embêtements. Pas la moindre difficulté, et, à la fin du mois, j’pourrais prendre mes cinquante dollars, et m’en aller faire ce que je voudrais en ville. Même, que j’pourrais passer toute la nuit au claque. J’pourrais manger où je voudrais, à l’hôtel ou ailleurs, et commander tout ce qui me viendrait à l’idée. Et je pourrais faire ça tous les mois. M’acheter un gallon de whiskey, ou ben aller dans un café jouer aux cartes ou faire un billard.

George ouvre des boîtes de flageolets (objectif manger sans culpabiliser), Lennie se plaint qu’ils ne soient pas à la sauce tomate (obstacle). Vouloir quelque chose que l’on n’a pas inspire à George de décrire la vie qu’il aimerait avoir, mais qu’il n’a pas… à cause de Lennie.

Le rêve de George est fait de plaisirs, de dépenses d’argent et d’alcool, de farniente. Que révèle ce rêve sur sa personnalité ? Son sens moral ? Sa maturité ? Son estime de soi ? Où sont passés ses projets de mariage et de famille (facteur cohésion) ?

Toujours maussade, George regardait le feu.

— Quand je pense ce que je pourrais rigoler si j’t’avais pas avec moi, ça me rend fou. J’ai pas une minute de paix.

Lennie était toujours accroupi. Il regardait dans les ténèbres, par-delà la rivière.

— George, tu veux que je m’en aille et que je te laisse seul ?

— Où donc que tu pourrais aller ?

George veut reprendre son petit jeu de blâme, mais Lennie sort son arme secrète : menacer de s’en aller, et par là même s’arroger le statut de protagoniste de la scène.

George parait terrifié par la perspective du départ de Lennie (facteur cohésion/contradiction) …

Non… écoute ! C’était une blague, Lennie.  Parce ce que je veux que tu restes avec moi. L’embêtement, avec les souris, c’est que tu les tues toujours…

Il s’arrêta.

— Je vais te dire ce que je ferai, Lennie. A la première occasion, j’te donnerai un p’tit chien.

Certes George a peur pour la sécurité de Lennie, mes ses craintes semblent aller bien plus loin. Serait-il possible que George ait en réalité besoin de Lennie ?

Lennie parvient finalement à convaincre George de lui parler des lapins…

— Ben voilà. Un jour, on réunira tout not’ pèze, et on aura une petite maison et un ou deux hectares et une vache et des cochons etc…

— On vivra comme des rentiers, hurla Lennie. Et on aura des lapins […]

— Eh bien, dit George, on aura un grand potager, et un clapier à lapins, et des poulets… 

Le rêve-projet semble être incompatible avec ce que George dit qu’il aimerait faire s’il ne devait pas s’occuper de Lennie : la petite ferme bucolique, ses animaux et ses cultures contre les dépenses d’argent et les « plaisirs » de la ville…

Cette contradiction, ajoutée aux sentiments ambivalents de George révélés dans ses réactions nous permettent de poser nos propres hypothèses quant à la nature de la relation entre les deux hommes. Voici quelques interprétations crédibles sur le monde du protagoniste à la fin du premier chapitre :

➤ En s’occupant de Lennie, George fait œuvre de charité tout en maitrisant ses propres démons dépensiers (il se rendrait service à lui-même en quelque sorte).

➤ À travers sa relation avec Lennie, George gère des sentiments homosexuels refoulés.

➤ George est co-dépendant vis-à-vis de Lennie. Il a besoin de lui pour échapper à ses propres faiblesses morales et le désigne responsable de ses échecs et autres sentiments négatifs.

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