L’amie prodigieuse (L’amica geniale), Elena Ferrante, 2011
Une hypothèse (fonction cohésion) quant au sens d’un évènement peut constituer le début d’une réflexion couvrant une séquence entière d’évènements (ici, un chapitre).
Le premier livre de la série intitulée Histoires napolitaines a pour sujet l’enfance et l’adolescence de deux protagonistes dans un quartier pauvre et violent de la banlieue de Naples : Elena (« Lenù ») Greco et Raffaella (« Lila ») Cerullo.
Elena, à la fois éblouie et intimidée par Lila, fait tout pour obtenir son approbation et être à sa hauteur.
Bien que ses parents n’imaginent pas que leur fille puisse continuer ses études au-delà de l’école primaire, Elena obtient de bons résultats qui lui permettent d’entrer au collège. Quant à Lila, une enfant prodige qui a appris toute seule à lire et à écrire, elle commence à travailler dans la cordonnerie familiale.
Lila déclare vouloir continuer à étudier le latin, mais la réparation des chaussures lui prend tout son temps et les deux amies se perdent de vue.
L’extrait choisi est le chapitre huit de la deuxième partie : « Adolescence – Histoire des chaussures »
Après une première année de collège décevante, Elena est recalée. Lila, qui a appris les bases du latin toute seule, l’aide à réviser pendant les vacances d’été. C’est une tutrice sévère et exigeante. Quand il est temps pour Elena de retourner à l’école, Lila lui promet de continuer à étudier tout en travaillant à la cordonnerie.
Les cours reprirent et cela marcha tout de suite pour moi, dans toutes les matières. J’étais impatiente que Lila me demande de l’aider en latin ou en autre chose, et du coup je crois que je ne travaillais pas tant pour le collège que pour elle. Je devins la première de la classe, même en primaire je n’avais pas été aussi forte.
Noeud narratif de type fonctionnel, facteur cohésion (causalité).
L’évènement fonctionnel adjuvant de l’intrigue est qu’Elena obtient de très bons résultats scolaires malgré sa contre-performance de l’année précédente.
Le facteur cohésion (causalité) est appliqué à cet évènement de l’intriguepour devenir un nœud narratif de récit. Dans le chapitre précédent, Lila a fait réviser Elena pendant les vacances d’été, la première phrase du nouveau chapitre fait la narration de la conséquence de ce qui s’est passé précédemment.
La fonction expérience émotionnelle est satisfaite : l’agent récepteur participe au sentiment positif que ressent Elena par rapport à sa relation avec Lila. Elena est dépendante de Lila. A ses yeux, son succès est dû au soutien de son amie (Monde personnage, enjeux et risques)
La deuxième phrase réunit deux types de discours. Une description de l’état d’esprit de l’agent narrateur « homodiégétique » :
J’étais impatiente que Lila me demande de l’aider en latin ou en autre chose…
Puis un discours argumentatif, qui provoque un passage à la fonction cognitive :
… et du coup je crois que je ne travaillais pas tant pour le collège que pour elle.
Nœud narratif intrapersonnel / facteur cohésion (Hypothèse).
Cette constatation démarre la réflexion qui donne sa cohésion au chapitre entier. Il sera question de l’ascendant que les autres peuvent exercer sur soi, et plus généralement du pouvoir de la société et du statut social de l’individu.
Ici, Elena semble intriguée par le fait que ses progrès scolaires ne sont pas motivés par sa volonté de réussir, mais par sa volonté de faire plaisir à son amie.
Un autre évènement va ajouter à l’impression qu’elle n’est pas/plus maîtresse d’elle-même :
Nœud narratif de type contingent, facteur cohésion (corrélation), fonction expérience émotionnelle.
Cette année-là j’eus l’impression de me dilater comme de la pâte à pizza. Je devins de plus en plus ronde – ma poitrine, mes cuisses mes fesses.
Cet évènement contingent (l’entrée en puberté) devient un nœud narratif lié au précédent par le facteur cohésion : encore une fois, quelque chose se passe qu’Elena a l’impression de ne pas avoir vraiment choisi librement…
Nœud narratif de type interpersonnel, facteur cohésion (causalité), fonction expérience émotionnelle.
L’évènement suivant est de type interpersonnel. L’agent narrateur a choisi d’en faire le récit maintenant pour illustrer l’idée de perte de contrôle qui l’occupe depuis le début de ce chapitre. Notez l’absence de point à la ligne entre le premier nœud narratif et la narration de l’évènement suivant :
Je devins de plus en plus ronde – ma poitrine, mes cuisses mes fesses. Un dimanche, sur le chemin du jardin, où j’avais rendez-vous avec Gigliola Spagnuolo, les Frères Solara m’accostèrent en Millecento. Marcello, le plus vieux, était au volant, et Michele, le plus jeune, se tenait à ses côtés. Ils étaient beaux tous les deux, avec leurs cheveux noirs et brillants et leur sourire tout blanc. Mais celui qui me plaisait le plus c’était Marcelo, parce qu’il ressemblait à Hector tel qu’il était représenté dans l’édition scolaire de l’Illiade. Ils firent tout le chemin avec moi, j’étais sur le trottoir et ils étaient à côté de moi, en Millecento.
La proximité typographique des deux nœuds narratifs renforce la valeur causale que la narratrice veut donner au second : les garçons l’abordent parce que son corps a changé.
Sera-t-elle libre de donner libre cours à son désir ?
Nœud narratif intrapersonnel, facteur enjeux et risques
[…] Quand est-ce que tu auras une autre occasion de monter dans une voiture comme ça ?
Jamais, pensai-je. Mais je dis non quand même et continuai de dire non jusqu’au jardin…
Ce jour-là, Elena a dit non malgré elle.
Ils étaient beaux tous les deux, avec leurs cheveux noirs et brillants…
Cet évènement intrapersonnel (l’obstacle est une valeur du monde de l’intrigue qu’elle a intégrée : les garçons désirent les filles) est associé au facteur enjeux risques dans le récit pour, encore une fois, illustrer la notion d’absence de choix véritable.
Je dis non parce que si mon père avait appris que j’étais montée dans cette voiture, il avait beau être doux, bienveillant et beaucoup m’aimer, il m’aurait aussitôt massacrée, tandis que parallèlement mes deux petits frères Peppe et Gianni, même s’ils étaient encore tout jeunes, se seraient sentis obligés d’essayer de tuer les frères Solara, maintenant et dans les années à venir. Il n’y avait pas de règles strictes, on savait que c’était comme ça et c’était tout.
Dans ce discours descriptif et argumentatif (« c’était tout ») la narratrice fait le portrait du monde patriarcal dans lequel elle vit.
Elle décide ensuite d’illustrer les enjeux et risques en présence par un autre exemple sous la forme d’un récit enchâssé. Elle fait la narration de ce qui est arrivé lorsque son amie Ada a été poussée de force dans la voiture par les frères Solara, l’enchaînement de représailles et de contre-représailles violentes impliquant le frère d’Ada, le père des deux frères et même les employés de ce dernier…
Cette série d’évènements interpersonnels fait l’objet d’un débat entre Elena, Lila et leurs amies.
Gigliola Spagnuolo et Carmela Peluso prirent le parti des deux Solara, mais seulement parce qu’ils étaient beaux et avaient une Millecento.
Ces deux personnages entrent dans la catégorie des individus dont le sens moral et la capacité à prendre des décisions éclairées et indépendantes ont été pervertis par des valeurs plus terre à terre (leur désir), un dilemme qui offre à la protagoniste matière à réflexion.
Un nouvel évènement fait avancer cette réflexion sur ce qu’être libre signifie.
Nœud narratif intrapersonnel, facteur cohésion (contradiction)
Une fois la discussion s’enflamma à tel point que Lila, peut-être parce qu’elle n’était pas aussi formée que nous et ne connaissait pas le plaisir-épouvante d’avoir le regard des Solara sur elle, devint encore plus pâle qu’à l’ordinaire…
Lila, confrontée à la réalisation qu’elle ne pourra pas être forcée à faire ce qu’elle ne veut pas faire (facteur cohésion/contradiction), devient plus pâle qu’à l’ordinaire.
Cet incident apporte une pierre à la réflexion autour du concept de liberté individuelle. Est-il finalement enviable d’être libérée du regard machiste et potentiellement phallocrate des garçons ?
La réflexion (« insight ») suscitée par cet évènement interne génère un évènement interpersonnel pour les autres filles :
Noeud narratif interpersonnel, facteur enjeux risques
Cet évènement est provoqué par Lila qui…
… déclara que s’il lui arrivait ce qui était arrivé à Ada, pour éviter des ennuis à son père et à son frère Rino elle se chargerait elle-même de ses deux gars.
Dans un monde dans lequel seuls les hommes agissent en premier, Lila fait une suggestion choquante pour son auditoire : les filles peuvent prendre leur destin en main…
La réaction des personnages acquis au système en place (il faut être belle pour attirer le regard des garçons) ne se fait pas attendre.
De toute façon, toi, Marcello et Michele ils te regardent même pas », rétorqua Gigliola Spagnuolo. On crut que Lila allait se mettre en colère mais elle répondit, sérieuse : « Eh bien tant mieux ».
L’obstacle argumentatif introduit par Gigliola Spagnuolo est en cohésion (antithèse) avec les valeurs de Lila : indépendance, non-conformisme.
Lila refuse de se laisser entraîner par l’action verbale de Gigliola Spagnuolo sur le terrain de la confirmation de l’identité des femmes par le regard des hommes. Une autre rébellion qui contribue à la rendre extraordinaire aux yeux d’Elena.
Mais est-elle si libre que ça, se demande la narratrice en enchaînant avec une description de son amie ?
Elle était toujours aussi menue, mais chacune de ses fibres semblait être tendue. Je regardais ses mains avec émerveillement : en peu de temps elles étaient devenues comme celles de Rino et de son père, avec le bout des doigts jaune et dur…
Elena semblait porter en elle les stigmates d’un assujettissement à un univers masculin. Mais la mutation de son corps pourrait aussi être la preuve de sa liberté, ou au moins d’une tentative pour la trouver ?
Même si personne ne l’y obligeait — ce n’était pas là sa tâche, à la boutique -, elle s’était mise à faire toute sorte de petits travaux : elle préparait le fil, décousait, collait et même montait, et à présent elle manipulait les instruments de Fernando presque comme son frère.
Mais alors, si Lila trouve ainsi sa propre voie, que devient leur amitié ?
Nœud narratif interpersonnel, facteur cohésion (contradiction), fonction expérience émotionnelle
C’est pourquoi, cette année-là, elle ne me demanda jamais rien sur le latin.
Elena découvre (surprise) que Lila n’a pas besoin de son aide ni n’a offert de l’aider. Elena, qui « ne travaillait que pour elle » obtient le résultat contraire (facteur cohésion/contradiction) de celui qu’elle espérait, à savoir une amitié protectrice et fusionnelle (réflexion de l’agent narrateur sur les notions de liberté, d’indépendance, de libre arbitre). La protagoniste se sent laissée-pour-compte (expérience émotionnelle).
Cette indépendance, et l’éloignement qu’elle provoque l’interpelle et probablement l’inquiète aussi. Peut-elle survivre sans l’influence, qu’elle juge bénéfique, de Lila ?
La narratrice nous raconte ensuite comment elle a tenté de faire « revenir » son amie.
Un jour, Lila lui parle d’un projet qui lui tient à cœur, et qui est peut-être la raison de son éloignement : convaincre son père d’élargir les activités de la cordonnerie familiale à la création et la fabrication de chaussures de luxe…
Lila pense que c’est là la meilleure façon de devenir riche et d’élever le rang social de sa famille. Mais son père est convaincu du contraire. Elle parvient à faire basculer son frère Rino dans son camp, mais les deux jeunes ne réussissent pas à faire changer d’avis Fernando, un homme borné et autoritaire. Lila montre des croquis d’une très belle chaussure à Elena, et même des comptes détaillant les frais à engager.
C’est à cet instant que le projet apparaît impossible aux deux adolescentes. Malgré tout Lila veut quand même essayer, motivée qu’elle est d’échapper à la pauvreté (une forme de libération). Elena s’empresse de lui rappeler un de leurs vieux projets communs, celui d’écrire des romans comme l’avait fait l’auteur des Quatre filles du docteur March (objectif).
Nœud narratif interpersonnel, facteur cohésion (contradiction), fonction expérience émotionnelle
C’était une idée fixe et j’y tenais. J’apprenais le latin exprès et, en mon for intérieur, j’étais persuadée que si elle prenait tant de livres à la bibliothèque itinérante de M. Ferraro c’était uniquement parce que même si elle n’allait plus à l’école et si elle était désormais obsédée par les chaussures, elle voulait quand même écrire un roman avec moi et gagner beaucoup d’argent.
Mais Lila hausse les épaules…
Elle avait ramené les Quatre filles à leur juste valeur : « De nos jours, m’expliqua-t-elle, pour s’enrichir vraiment il faut une activité économique. De sorte qu’elle voulait commencer avec une seule paire de chaussures…
L’amie prodigieuse a le pouvoir de remettre en question ses propres rêves…
Lila préfère se monter la tête avec son rêve d’usine à chaussures élégantes, mais très vite sa vision se heurte aussi à la dure réalité.
Nœud narratif intrapersonnel, facteur cohésion (incompatibilité), fonction expérience émotionnelle.
Puis Lila sembla se bloquer. Elle dut se rendre compte que nous étions en train de jouer comme nous le faisions avec nos poupées des années auparavant, quand nous mettions Tina et Nu devant le soupirail de la cave…
Le monde dans lequel Lila vit a le pouvoir de remettre en question ses propres rêves.
Cette réalisation lui inspire un autre moyen pour conquérir sa liberté et son indépendance :
Par conséquent, ou bien nous gagions de l’argent nous aussi, et plus que les Solara, ou bien, pour nous défendre des deux frères, il fallait que l’on se mette à leur faire très mal. Elle me montra un tranchet extrêmement coupant qu’elle avait pris dans la boutique de son père.
Moi ils ne me touchent pas parce que je suis moche et j’ai pas mes ragnagnas, me dit-elle, mais toi ils pourraient le faire. Si ça t’arrive, dis-le moi. Je la regardai interloquée…
Nœud narratif interpersonnel, facteur cohésion (concordance), fonction expérience émotionnelle.
Je rentrai chez moi. Je me rendis compte qu’avec ces dernières déclarations elle avait admis qu’elle tenait beaucoup à moi et je me sentis heureuse.
Elena est surprise de constater qu’elle vient d’obtenir (obstacle « adjuvant ») ce qu’elle croyait avoir perdu : la protection et la complicité de son amie.
Ce rapprochement se fait autour de la violence, une valeur dominante du monde dans lequel elles évoluent.
Le chapitre se termine sur une défaite de la liberté sur trois niveaux : ne pas dépendre de quelqu’un d’autre, pouvoir réaliser ses rêves, s’affranchir de son milieu social.
Les choix de récit de l’agent narrateur participent à la « dissection » d’une idée principale : l’état de dépendance crée par une amitié. Les évènements de l’intrigue (ce qui s’est réellement passé) sont choisis sur le critère qu’en tant que nœud narratif ils peuvent participer au processus dialectique qui se déroule entre la narratrice homodiégétique, et l’agent récepteur autour des notions de soumission et de libre arbitre.