Des souris et des hommes (titre original : Of Mice and Men), John Steinbeck, 1937.
Une description interrompt le fil du récit de l’action (facteur vitesse) et dirige l’attention de l’agent récepteur sur autre chose. Comment ce détournement de l’attention peut-il inciter à réfléchir sur ce qui vient de se passer ?
La femme du fils du patron du ranch où George et Lennie travaillent cache ses frustrations derrière un comportement provocateur systématique et un tant soit peu caricatural envers les ouvriers mâles (ou du moins c’est ainsi que ceux-ci perçoivent son comportement).
Lennie, qui ne comprend pas les enjeux souterrains et complexes de la situation, tombe amoureux de la jeune femme. La « femme de Curley », ostracisée par les autres ouvriers du ranch, voit là une opportunité pour combler son manque de contact humain.
Mais les besoins tactiles impulsifs, enfantins de Lennie effraient la jeune femme et sa réaction d’épouvante provoque une crise de panique chez Lennie qui entraîne des gestes à la force dévastatrice.
Puis elle ne bougea plus, car Lennie lui avait brisé les vertèbres du cou.
Éberlué et terrorisé, Lennie jure qu’il n’a pas voulu lui faire du mal, puis peu à peu prend conscience des conséquences de son acte : George va se fâcher et il ne lui permettra plus de s’occuper des lapins dans cette petite ferme qu’ils fantasment d’acheter pour échapper à l’aliénation d’un monde dénué de sens…
Lennie fuit, abandonnant le corps de sa victime dans la solitude de l’écurie.
Il s’ensuit une longue description de ce lieu, de plus d’une page, une exception notable dans ce court roman constitué presque exclusivement de dialogue. (L’intention originelle de l’auteur avait été d’écrire l’esquisse d’une pièce de théâtre).
Les rais de soleil se trouvaient maintenant très haut sur le mur, et, dans l’écurie, la lumière s’adoucissait. La femme de Curley était étendue sur le dos, à demi recouverte de foin.
Tout était très calme dans l’écurie, et le calme de l’après-midi régnait sur le ranch. Même le tintement des fers lancés, même les voix des joueurs semblaient s’apaiser. En avance sur le jour extérieur, la pénombre maintenant envahissait l’écurie. Un pigeon entra par le vantail grand ouvert pour le passage du foin. Il décrivit un cercle, puis ressortit. Une chienne de berger apparut au coin de la dernière stalle. Elle était mince et longue, et ses lourdes mamelles pendaient. A mi-chemin de la caisse d’emballage où se trouvaient ses petits elle flaira l’odeur morte de la femme de Curley, et ses poils se hérissèrent sur son dos. Elle se mit à geindre et, ayant regagné sa caisse d’emballage, elle sauta y retrouver ses petits.
La femme de Curley gisait à demi recouverte de foin jaune. La méchanceté, les machinations, les rancœurs de sa solitude ne pouvaient plus se lire sur son visage. Elle était jolie et toute simple, et son visage était doux et jeune. Ses joues fardées et ses lèvres rougies lui donnaient l’air vivant, et elle semblait dormir d’un sommeil léger. Ses boucles, comme de minuscules tire-bouchons, étaient éparses sur le foin derrière sa tête, et ses lèvres étaient entrouvertes.
Comme il arrive parfois, les minutes s’attardèrent, durèrent bien plus vite que des minutes. Et tout bruit cessa, et tout mouvement cessa pendant quelques minutes beaucoup, beaucoup plus longues que des minutes.
Puis, peu à peu, le temps se réveilla et reprit paresseusement son cours.
Ensuite le récit reprend, Lennie court se réfugier dans une cachette au bord de la rivière, là où George et lui s’étaient arrêtés au début du roman.
Le ralentissement du temps provoqué par la description semble contribuer à donner un sens à cette mort, à la mort en général, laquelle sera le dénouement logique de cette tragédie.
La vie est comme suspendue et avec elle tout ce qui la rend laide, vide et insignifiante.