Le Père Goriot, Honoré de Balzac, 1842
Ce que les personnages ne disent pas ou ne font pas participe au récit de l’intrigue. Ne pas réagir (rétention) peut être une forme de réaction porteuse de sens (« sous-texte »).
Rastignac, un jeune aristocrate de province du temps de la Restauration, découvre un jour que les ressources financières de sa famille sont limitées et que celle-ci vit en marge du « monde », ou du moins l’idée qu’il s’en fait. Il « monte » à Paris et tente de se faire une place dans la haute société parisienne. Un personnage louche lui propose d’être complice d’un meurtre déguisé en duel (évènement d’intrigue). Rastignac refuse d’abord cette « opportunité d’asseoir sa réputation » et cherche à la place les faveurs de Madame de Nucingen, une courtisane mariée avec un banquier aristocrate qu’elle n’aime pas (objectif transitoire / stratégie en vue d’atteindre son objectif ultime).
Lors d’une rencontre en tête à tête avec sa « protectrice », Rastignac fait usage d’une action verbale potentiellement séductrice :
Quoique l’amitié doive être près de vous un sentiment peu vulgaire, dit Rastignac, je ne veux jamais être votre ami.
Cette action constitue un obstacle intrapersonnel pour Madame de Nucingen : cette déclaration larvée constitue pour elle un évènement adjuvant puisque ce jeune homme l’intéresse… mais elle ne le dit pas, car son éducation et son sens politique le lui interdisent.
Chaque personnage a le pouvoir d’être son propre agent narrateur. Ici, Madame de Nucingen applique le facteur rétention à l’évènement auquel elle est confrontée.
L’agent narrateur du récit principal, qui bénéficie d’une « focalisation interne » (il∙elle dispose de la faculté de pouvoir lire les pensées des personnages), décide d’explorer le monde intérieur de Madame de Nucingen. Ses commentaires (discours descriptifs et argumentatifs) sont l’un des moyens pour transmettre, à un agent récepteur distrait ou peu perspicace, la signification réelle de l’évènement intériorisé :
Ces sottises stéréotypées à l’usage des débutants paraissent toujours charmantes aux femmes, et ne sont pauvres que lues à froid. Le geste, l’accent, le regard d’un jeune homme, leur donnent d’incalculables valeurs. Mme de Nucingen trouva Rastignac charmant.
Madame de Nucingen est donc « charmée » par des paroles que l’agent narrateur estime être « stéréotypées » et « pauvres ».
Puis, comme toutes les femmes, ne pouvant rien dire à des questions aussi drument posées que l’était celle de l’étudiant, elle répondit à une autre chose.
Le contenu en « sous-texte » est ici dévoilé indirectement. Madame de Nucingen trouve Rastignac « intéressant », car elle a compris que le jeune admirateur lui demandait « drument » quelque chose, alors que celui-ci ne lui pose pas vraiment de question, et aussi parce qu’elle ne lui dit pas non.
L’autre moyen pour transmettre l’impact sous-jacent d’un évènement est le comportement du∙de la protagoniste. Madame de Nucingen, « répondit à une autre chose » : Un obstacle interpersonnel pour Rastignac.
Madame de Nucingen ne répond pas à Rastignac car il a violé une convention du monde de l’intrigue (on ne doit pas poser des « questions » aussi directes). Mais en ne répondant pas à son avance, en répondant à autre chose, elle y répond a contrario. En ne disant pas « non » maintenant, elle dit implicitement « oui ».