Nineteen Eighty-four (1984), George Orwell, 1946, Secker & Warburg.
Le comportement illogique d’un protagoniste est vraisemblable s’il participe à la pérennité du monde dans lequel il∙elle appartient.
Le monde de l’intrigue du roman de George Orwell, publié en 1946, est celui d’une société fictive située en 1984, réglementée par un gouvernement autoritaire, omnipotent et belliqueux. La liberté d’expression y est abolie, les citoyens sont espionnés vingt-quatre heures sur vingt-quatre, toute pensée personnelle est systématiquement censurée, la répression féroce, la suspicion, la peur et le refoulement règnent sur les lieux de travail, au sein des foyers et dans les loisirs.
L’une des questions qui se posent naturellement est celle de la viabilité de ce monde : comment peut-il être acceptable/supportable – volontairement ou non – aux yeux de ses habitants ?
Le protagoniste, Winston Smith, est un fonctionnaire dont la tâche est de faire disparaître des articles de journaux et de réécrire l’Histoire en faveur du régime en place. Malgré tout Winston rejette le monde auquel il appartient. Il s’indigne des exactions de son gouvernement, décrit et analyse consciemment les rouages de la répression omniprésente, et rêve d’indépendance et de justice.
Comme tous ses collègues, il doit participer une fois par jour à une séance de cinéma pendant laquelle sont diffusées des images d’ennemis emblématiques du régime (notamment le traitre Goldstein, un ancien membre du Parti) et de leurs annihilations violentes par ses soldats.
Ce dispositif, appelé « Les deux minutes de Haine », révèle un espace émotionnel commun, l’état d’esprit, à un moment donné, d’un groupe de personnages.
Les gens se sont mis à sauter sur place et à hurler à tue-tête pour tenter de couvrir cette voix exaspérante qui provenait de l’écran. Les joues de la petite rousse avaient viré au rose vif, elle ouvrait et fermait la bouche comme un poisson hors de l’eau. Les traits lourds d’O’Brien lui-même s’étaient empourprés. Il était assis bien droit sur son siège et sa poitrine puissante se gonflait et frémissait comme s’il se préparait à affronter une vague. Derrière Winston, la brune s’est mise à crier : « Espèce de porc ! Espèce de porc ! » Tout à coup, elle s’est emparée d’un gros dictionnaire de néoparler et l’a catapulté contre l’écran où il a rebondi sur le nez de Goldstein. La voix poursuivait, imperturbable. Dans un éclair de lucidité, Winston s’est surpris à brailler avec les autres, et à cogner le barreau de sa chaise du talon.
Winston, dont les opinions contestataires, les pensées humanistes, la sensibilité poétique ont été présentées précédemment dans le récit, devrait, ici, selon le principe de « caractérisation » cohérente rejeter ce défouloir régressif et indigne. C’est tout le contraire qui se passe.
Le plus atroce dans ces Deux Minutes de Haine, ce n’est pas qu’on soit obligé d’y participer, mais tout au contraire qu’on ne puisse s’empêcher d’y adhérer. Au bout de trente secondes, plus besoin de faire semblant. Une extase abjecteoù se mêle la peur et la vindicte, un désir de tuer, de fracasser les crânes à coups de gourdin, semblent parcourir le groupe comme un courant électrique, et on se transforme à son corps défendant en fou hurleur et grimaçant.
Dans un monde où toute émotion est tue, contrôlée ou réprimée, la possibilité de lever pendant un bref instant cet interdit libère violemment les pulsions les plus primitives.
Même les sentiments amoureux de Winston pour une collègue, membre d’un groupe de jeunesse vertueuse, sont pervertis par la folie ambiante.
D’intenses, de somptueuses hallucinations lui traversaient la cervelle. Il la cognerait à mort à coups de matraque. Il l’attacherait nue à un poteau et la criblerait de flèches tel un san Sébastien. Il la violerait en l’égorgeant à l’instant de l’orgasme. Il a compris mieux que jamais pourquoi il la hait. Il la hait parce qu’elle est jeune et jolie et asexuée, parce qu’il a envie de coucher avec elle et n’y arrivera jamais, parce que autour de sa taille adorablement souple qui invite à l’enlacer, elle porte l’odieuse ceinture rouge, agressif symbole de chasteté.
Ses réactions, qui « ne lui ressemblent pas », sont néanmoins vraisemblables, car inscrites dans une situation spécifique. L’espace émotionnel du groupe pendant ces deux minutes court-circuite le monde intérieur de Winston et produit des sentiments contradictoires et déstabilisants. Nous avons tous constaté, une fois ou l’autre, l’influence qu’à eu un groupe (pairs, collègues, foule…) sur notre propre comportement.
En plus des conditions extérieures au protagoniste, celui-ci (à travers l’agent narrateur en « focalisation interne ») prend conscience de l’incohérence de sa réaction et en analyse le mécanisme.
Pourtant, cette rage est abstraite, c’est une émotion vacante, susceptible de passer d’un objet à l’autre telle la flamme du chalumeau. C’est ainsi qu’il y a un moment où la haine de Winston ne se tourne pas contre Goldstein, mais à l’inverse contre Big Brother, le parti et la Mentopolice; dans ces instants, son cœur le porte vers l’hérétique solitaire et conspué, seul gardien de la vérité et de la santé mentale dans un univers de mensonges. Et pourtant, une minute plus tard il est à l’unisson de ces gens, et prend pour argent comptant tout ce qui est dit de Goldstein. Alors sa haine secrète de Big Brother se mue en adoration, et il croit le voir se dresser invincible et ignorant la peur, solide comme un roc contre les ordres asiates. Goldstein, tout isolé qu’il est, sans défense, lui semble un sorcier maléfique, capable de faire sauter les structures de la civilisation par le seul pouvoir de sa voix.
C’est donc l’association d’une situation spécifique (Le Parti canalise les émotions de ses sujets en leur offrant un défouloir cathartique pour rendre « viable » le monde qu’il a créé) et d’une conscience de son propre illogisme (« suspension consentie de l’incrédulité »), qui rend le comportement aberrant du protagoniste vraisemblable.