Des souris et des hommes (titre original : Of Mice and Men), John Steinbeck, 1937.
Le facteur vitesse peut constituer une forme de commentaire de la part de l’agent narrateur sur les évènements de l’intrigue.
Il est possible que les membres d’un groupe de personnages placés dans des circonstances particulières soient, pendant un moment plus ou moins long, au diapason du ressenti de la situation. Cette harmonie émotionnelle peut être en contradiction avec les émotions habituellement ressenties par chacun des membres du groupe.
Il se dégage alors l’impression qu’un nouveau monde se présente dans le récit, né non pas de l’intrigue, des personnages ou de l’agent narrateur, mais de circonstances particulières et souvent temporaires.
Un moment comme celui-ci se présente dans la quatrième partie du roman de Steinbeck, lorsque les ouvriers qui ne sont pas allés en ville (les trois ouvriers handicapés d’une façon ou d’une autre) se retrouvent dans la chambre de Crooks, le palefrenier noir.
Crooks, hautain, fier, et déterminé à garder ses distances, en réponse à la ségrégation raciale dont il est victime, reproche à Lennie de venir le voir à l’écurie et de se rendre ainsi coupable d’une intrusion, à ses yeux, illégale.
Lennie veut juste partager avec quelqu’un son excitation de pouvoir un jour s’occuper des lapins dans la ferme que George a dit qu’il achètera très bientôt avec l’aide financière de Candy, mais il se heurte au scepticisme pragmatique de Crooks.
C’est pas une fois que j’ai vu ça, mais mille… un type qui parle avec un autre, et puis, ça n’a pas d’importance s’il n’entend pas ou s’il ne comprend pas. L’importance c’est de parler, ou bien de rester tranquille, sans parler. Peu importe, peu importe…
Crooks parvient à semer le doute chez Lennie (peut-être que George ne reviendra pas de la ville ?!) mais face à la forte réaction de Lennie il finit par reconnaître que son pessimisme est dû à sa propre solitude.
Ce qu’il faut à un homme, c’est quelqu’un… quelqu’un près de lui.
Il devient agent narrateur et nous introduit brièvement dans le monde de son enfance (récit enchâssé), celui d’une famille d’afro-américains de Californie, propriétaire de sa ferme, où « Les gosses des blancs venaient jouer chez nous, et il y en avait qui étaient assez gentils ».
Candy débarque et apporte un certain crédit au projet des lapins en répondant aux piques sceptiques de Crooks : il a tout calculé, les lapins pourraient même leur rapporter de l’argent, et non George ne dépensera pas leur capital au bordel, car il ne l’a pas sur lui…
Les convictions défaitistes de Crooks sont ébranlées. Son scepticisme le tourmente une dernière fois « Je n’ai jamais vu personne le faire… » Il hésite, puis finalement lance :
Si des fois… vous autres, vous auriez besoin de quelqu’un qui travaillerait pour rien, juste logé et blanchi, ben, j’irais vous donner un coup de main. J’suis pas infirme au point d’pas pouvoir travailler comme une brute si je veux.
À cet instant, ces trois hommes sont unis par le même rêve, qui maintenant devient un projet crédible, les mêmes émotions nées de la perspective de pouvoir être indépendants, de travailler pour eux-mêmes, ensemble, de pouvoir enfin donner un sens à leurs vies.
Le monde de ce groupe à cet instant (espace psychique commun) est l’opposé du monde dans lequel ils vivent (monde de l’intrigue), à l’opposé du monde que Crooks croit devoir s’imposer (garder ses distances).
Mais cet instant n’a presque pas de durée, car la phrase suivante annonce l’entrée en scène d’un personnage que nous savons potentiellement dangereux pour l’idéalisme masculin : la femme esseulée du fils du patron…
— Dites les gars, vous auriez pas vu Curley, l’un de vous ?
La proximité immédiate de cette intrusion, sa coïncidence appuyée, est le choix de l’agent narrateur qui veut passer outre (accélération) la réaction à la proposition de Crooks (évènement interpersonnel).
La surprise, la réflexion, la jouissance de la belle harmonie ne sont pas autorisées, car nous sommes confrontés immédiatement à ce qui a toutes les chances de détruire la belle entreprise.
Ce sont la vitesse à laquelle nous sommes arrachés à ce monde utopique et l’ironie de la coïncidence de l’arrivée de la femme de Curley qui nous font réfléchir sur la destinée humaine, l’impossibilité de la changer.
Ce constat est sous-jacent dans le titre original de l’œuvre, probablement tiré d’un poème d’Edward Holdsworth (1684-1746), le premier a avoir utilisé la métaphore « mice and men » (souris et hommes) pour désigner toutes les créatures vivantes.
Ainsi tous sont servis par leurs destins
Qui tissent la perte des souris et des hommes sur le même métier.