Y a-t-il une vie en dehors du narratif?
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Sur un site dédié aux arts narratifs, il serait tentant d’avancer que la qualité d’une œuvre dépend avant tout du mérite de son récit. Pourtant, d’autres « discours » participent, parfois de manière cruciale, à son impact.
La mission principale de ce site est de démonter qu’une narration réussie parvient à remplir les trois fonctions narratives de base (adhésion, cognition, émotions) en mettant en œuvre des outils narratifs dans le but de représenter une intrigue (= « discours narratif »), dont le·la·s protagoniste(s) est (sont) confronté·e(s) à des obstacles vraisemblables aux conséquences intéressantes, révélatrices, émouvantes.
A quoi servent
les récits ?
Le « discours » narratif est une composante parmi d’autres du langage littéraire, cinématographique, dramaturgique, visuel, sonore, plastique
Il faut noter que, même en narration dite classique où toutes les ressources sont mises à contribution dans le but de « servir l’histoire », bien rares sont les œuvres qui ne font « que » de raconter.
Le plus souvent, les mots, les images et les sons ne se contentent pas de représenter des évènements. Ils donnent aussi à voir, à lire et à entendre d’autres contenus, qui peuvent tout autant servir l’intrigue et participer à sa représentation :
– Le « discours » descriptif non narratif représente des personnes, des choses et des états avant qu’ils soient impliqués dans un évènement – ou après. C’est par exemple une caméra qui s’attarde sur un paysage, un élément du décor ou sur un personnage, même si ceux-ci n’ont pas de lien direct avec l’intrigue.
– L’argumentatif: une entité qui fait partie de l’intrigue ou non commente l’action, laisse libre cours à ses idées (« flux de conscience »), analyse une situation, exprime ses opinions, ses émotions.
– L’informatif s’attarde sur les rouages du fonctionnement d’une chose ou d’un processus en dehors de tout commentaire ou jugement.
– L’injonctif: un locuteur veut nous imposer une idée ou une opinion.
– Le poétique-lyrique : notre sens intime du beau est sollicité.
L’agent narrateur peut ainsi à tout moment se muer en agent non narratif (agent descriptif, argumentatif, etc.) Dans la création artistique, cette polyvalence est potentiellement porteuse de sens.
Un récit est plus ou moins narratif
Sur ce site, nous utiliserons le terme « narrativité » pour désigner le degré de la présence d’un récit dans une oeuvre.
Les œuvres à haute « narrativité » représentent de nombreux évènements, l’influence de l’agent narrateur est marquée, les discours non narratifs peu ou pas opérationnels.
Les œuvres à basse « narrativité » laissent une place importante aux discours non narratifs et l’agent narrateur adopte un point de vue neutre.
Les compétences d’une œuvre narrative assurent son succès
La grande majorité des « best-sellers » et autre « blockbusters » sont des œuvres de narration classique dont les composants et leur agencement sont précisément codifiés : une intrigue et des protagonistes « relatables » (que l’on peut aimer et comprendre), de nombreux évènements racontés de manière claire, directe, vivante, transparente (l’agent narrateur s’efface).
Une narration compétente, c’est-à-dire qui parvient à remplir les trois fonctions narratives, est l’une des conditions du succès public et probablement commercial d’une œuvre.
Le narratif a un pouvoir quasi surnaturel
Parfois, un récit parvient à faire oublier le manque d’originalité d’une intrigue, son dénouement prévisible, son manque de pertinence. Le simple acte de raconter (l’être humain est doté d’un « organe » narratif unique parmi les êtres vivants) détient un pouvoir hypnotique, en cela qu’il peut éveiller chez son public des émotions archaïques, puissantes, lesquelles sont universellement attendues des récits.
En narration, l’organe créé la fonction.
Les œuvres narratives incompétentes ne sont pas toujours des échecs
Une « bonne histoire », « mal racontée » parvient à trouver son public malgré tout. Une œuvre décente peut résulter d’une intrigue banale racontée par un agent narrateur inhabité. Ces livres se vendent, réjouissent la critique, ces films remportent des prix du « meilleur scénario ».
Ces exemples confirment l’hypothèse que la composante narrative ne fait pas forcément l’œuvre, ou que, peut-être, le non narratif parvient parfois à sublimer le narratif en compensant ses lacunes ? Le débat est ouvert.
Quelques exemples de ce qui peut contribuer au succès d’une œuvre artistique en dehors (ou en complément) du narratif :
• L’attrait de la nouveauté. De manière générale le caractère inédit d’une situation, des idées, des images, du style, du point de vue, d’une ambiance, produit une forme de surprise qui, bien que non narrative à l’origine, et même sans rapport avec l’intrigue, ou même dépourvu de toute signification, ouvre les portes d’un monde inconnu et donc forcément attractif pour la curiosité naturelle des êtres humains.
Les neurologues nous disent que la nouveauté active le fonctionnement du cerveau (voir : PETRY (Francoise) L’attrait de la nouveauté [in] « Pour la Science », 372, Octobre 2008)
• Les pouvoirs du rituel. Au-delà de leur fonction d’agent narrateur, qui apportent un point de vue personnel sur leurs personnages, les artistes-interprètes n’en sont pas moins des êtres humains qui s’adonnent, sous nos yeux, à un exercice d’incarnation et d’identification (= « être à la place de ») intriguant. Ce processus de « mise dans la peau de quelqu’un d’autre » peut être, en soi, une forme de « récit », qui peut parvenir à suppléer un récit incompétent ou une intrigue bancale.
Le facteur
sincérité
• L’accession à une vérité singulière. La personnalité de l’agent narrateur peut parfois prendre le pas sur l’intrigue. Ses choix, notamment celui des obstacles auxquels le protagoniste de l’intrigue est confronté, peuvent constituer le point d’attraction principal de l’œuvre. La narration elle-même peut devenir une forme d’intrigue dont l’agent narrateur est le protagoniste.
Que veut
l’agent narrateur?
• Les sirènes de la complexité. Parfois un récit incite l’agent récepteur à se concentrer sur la poursuite d’une seule des fonctions narratives, généralement la fonction cognitive. Il y a suspension d’empathie, sympathie, identification. L’œuvre se résume à un exercice cérébral similaire au remplissage d’une grille de mots croisés au cours duquel le plaisir naît du placement raisonné, logique de lettres dans des cases au détriment des connexions émotionnelles généré par l’agencement de mots dans une phrase.
• Les certitudes de la familiarité. L’agent récepteur peut reconnaître un récit spécifique (plus particulièrement les personnages) peut créer des liens autres que ceux provoqués par la narration (identification, empathie, etc.)
ESQUENAZI (Jean-Pierre) Télévision : la familiarité des publics avec leurs séries, Réseau Canopé « Idées économiques et sociales » 2009/1 N° 155, pages 26 à 31.
CHALMERS (D.), O’DONNELL (H.) Going Native: Long-running Television Serials in the UK’, Series, [in:] “International Journal of TV Serial Narratives”, vol. 4, no. 1, 1, pp. 9-20. https://doi.org/10.6092/issn.2421-454X/8396